Du centre et de la périphérie

Quiconque consacre ses travaux au midrash est porté tout naturellement à s’intéresser aux grands noms de la philosophie juive médiévale et aux philosophes juifs contemporains car les uns et les autres s’en sont inspirés. Après l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique, des penseurs ont œuvré dans les pays d’Afrique du Nord – penseurs qui constituent  aujourd’hui des sujets de recherche dans les universités israéliennes.

C’est ainsi que ma curiosité, combinée à l’actualité politique – rapport Erez Bitton oblige – m’ont conduit, le 30 janvier dernier, à une session d’un colloque des départements de pensée juive des universités israéliennes, organisé par l’Université Bar Ilan qui traitait de penseurs sépharades, lesquels ne font pas partie de ma « spécialité ». Des trois exposés que j’ai entendus, seuls deux méritent que je m’y attarde. Ils ont été assurés par des femmes.

 

La démarche des chercheurs

Le premier, présenté par Dr Mih’al Oh’ana, dont la tâche était de mettre en relief des marqueurs distinctifs, de la forme et du contenu de l’œuvre de quelques penseurs des 16è et 17è siècles, de Fès (Maroc), notamment. Elle s’est attachée à l’œuvre de R. Vidal Hatsarfati et à celle de R. Shaül Shmuel Séréro auteurs de commentaires sur les lectures hebdomadaires du Pentateuque, sur les corpus midrashiques et de prédications sur les occasions du cycle de la vie (circoncisions, oraisons funèbres, temps festifs etc…) Ils proposent des lectures et des reprises. La seconde, Dafna H’orev-Betsalel, nous a entretenu de la réaction de R. Moshé H’alfon Hacohen de Djerba à la Grande Guerre et à la création de la Société des Nations.

Les deux exposés ont été présentés dans la meilleure des traditions de recherche en cours dans la plupart des universités israéliennes. Toutes deux ont brossé le contexte historique général dans lequel ces penseurs étaient plongés, ont montré en quoi il a ou non influencé la vie des communautés où ils résidaient ou qu’ils dirigeaient et ont éclairé des éléments déterminants de leurs œuvres. Une présentation qui s’adosse à l’histoire et qui cherche à induire à partir de là, des incidences sur l’œuvre. Une présentation un peu surannée et sans doute même frileuse.  Car elle partage (la feuille A4) en deux colonnes : dans la première sont  inscrits les événements de l’histoire générale ou de la région,  et dans la seconde la rédaction des œuvres de ces penseurs en déterminant leurs traits distinctifs.  Mais ne manque-t-il pas là une troisième colonne qui établit la publication des œuvres universelles et de celles qui ont cours dans le peuple juif à la même époque ?

Ceci afin de confronter l’une aux autres. Sinon, on s’attire le reproche de ne présenter que des œuvres mineures. Evaluation que ne se privent pas d’énoncer les ashkénazim en plaçant leurs auteurs dans le « main stream« , le continuum de l’histoire juive  et en reléguant les autres dans la rubrique « gender« , dans les marges.  Ce qui signifie qu’ils amplifient à souhait la production des auteurs de leurs propres contrées et minimisent autant que faire se peut les travaux des autres. C’est cette audace qui était absente dans la présentation de ces deux femmes intelligentes,

Sinon on s’attire le reproche de ne présenter que des oeuvres mineures qui semblent nées dans un vacuumet n’ont pas de place dans le main stream. Ces penseurs se trouvent relégués dans les marges. Le programme l’atteste. On a intitulé la session : mah’shava véhagout bétsfon afrika (pensée en Afrique du Nord) alors que les autres sessions portaient comme intitulé : hagout yéhoudit… pensée juive dans l’antiquiité, au Moyen Age, au 20è siècle et s’inscrivaient dans le continuum de l’histoire juive. C’est cet objectif audacieux qui était absent dans la présentation de ces deux chercheuses.

 

comme par ailleurs dans le rapport Bitton – lequel a fait certes bouger beaucoup de choses – mais en ne réclamant « qu’une place honorable », qu’une alvéole dans l’histoire générale du peuple juif et de l’Etat d’Israël. Plus encore, il semble que les intellectuels sépharades ont intériorisé dans l’inconscient la position marginale qu’on leur a octroyée au cours des sept décennies précédentes.

 

 

Moshé H’alfon Hacohen

J’ai dû intervenir dans les quelques minutes allouées à la discussion, mais je n’ai pas pu exprimer entièrement mon point de vue. Concernant R. Moshé H’alfon Hacohen, j’ai appris que ses méditations sur « les besoins du monde, consignées dans ses carnets intitulés « Moshé a rassemblé : ויקהל משה  » », portaient sur l’institution d’un Tribunal International ayant pour objectif de régler juridiquement, donc par arbitrage, les conflits inter-étatiques. Celles-ci ont été mises par écrit et dans le détail, en 1919, quelques six mois avant la création de la SDN, mais pas un mot n’a été prononcé sur le projet quelque peu similaire – un « gouvernement mondial » – qui a été élaboré par Makhlouf Abittan à Casablanca, juste après la seconde guerre mondiale. J’ai dû établir le lien et demander s’ils se connaissaient ou du moins s’ils ont lu leurs œuvres respectives, étant donné que l’une et l’autre ont été écrites en hébreu. La réponse fut un non sec ! Sans même une tentative de prendre l’initiative d’examiner la question.

 

La pensée de Makhlouf Abittan

Il n’en va pas de même avec l’édition du travail de Makhlouf Abittan, Une utopie de Casablanca[1], comprenant deux essais « Le bonheur de l’humain » (1945) et « La constitution du monde et la création de l’homme nouveau » (1947).  David Guedj n’a pas hésité à inscrire, dans sa postface,  la pensée de la paix d’Abittan dans une sorte de contrepoint aux conjonctures belliqueuses et dans la longue liste de la pensée utopique remontant à Thomas More et insistant, bien entendu, sur Pour la paix perpétuelle d’Emmanuel Kant[2] (1795).

D’abord, Guedj replace Abittan dans le terreau de son inspiration. Il l’ancre donc dans la doctrine politique du Rambam telle qu’elle est décrite dans Le Guide des Egarés. Elle concerne le bien-être du corps et celui de l’âme : tiqoun hagouf vétiqoun hanéfésh (III, 27). Le bien-être du corps relève de la loi conventionnelle dont « le but est de mettre en bon ordre l’Etat et ses affaires et d’en écarter l’injustice et la violence » (II, 40) alors que le bien-être de l’âme vise « à l’amélioration de la foi, s’efforçant  de  répandre des opinions saines sur Dieu et les anges et tendant à rendre l’homme sage, intelligent et attentif pour qu’il connaisse tout l’être selon sa vraie condition… » (II, 40). Des opinions saines sur Dieu et les anges : saines et non saintes. Le bien-être de l’âme  relève donc de la loi divine. Mais Guedj ne se contente pas de cela, il situe la visée du bonheur de l’humain d’Abittan : ochèr haadam, dans le sillage de la recherche de la vie bonne de la morale eudémoniste du Stagirite. Il sait aussi que « l’humain est un animal politique » autrement dit, un être qui ne conçoit la vie que dans la cadre de la Cité. (Et cette cité, pour Abittan, est à la dimension du globe terrestre.) Un être capable par la pensée exprimée, la parole, d’entretenir avec ses semblables des rapports spécifiques, il doit les rendre utiles, justes et autant que possible heureux. (Là aussi, Abittan propose l’institution d’une langue internationale, « une seule langue comme moyen de communication entre les humains ». Proposition généreuse mais étonnante lorsque l’on sait les dégâts que la langue unique a causés à Babel[3] ou la « novlangue » de George Orwell[4], et par voie de conséquence l’arasement de la pensée).

Mais par respect vis-à-vis de cet autodidacte qui a appris seul le français, il s’abstient de le soumettre à la critique ou lorsqu’il le fait, c’est du bout de sa plume. Toutefois, la critique fait aussi partie de la présentation de l’œuvre d’un auteur. Je me contenterai de deux points.

  1. Abittan, à l’instar de son maître Maïmonide[5], accorde une confiance absolue à l’entendement. C’est un rationaliste pur et dur. Il est convaincu de la force de persuasion que possède une idée claire et rigoureuse au point qu’elle trouve son chemin dans le cœur et la conscience des humains qui s’empressent de la mettre en pratique. L’histoire du 20è siècle et ses avanies ont infligé un cinglant démenti à cette conception rationaliste, si bien qu’il est impossible de l’élever au rang d’absolu. Dans le même ordre d’idées, Abittan propose pour que les citoyens du monde – la Cité – soient soit heureux, il faut que les philosophes soient rois, ou alors que les rois soient philosophes. Pour lui, seule la philosophie, permet une pratique politique exacte, juste et incontestable. Mais Platon lui-même a fait un faux-pas dans ce domaine et Moïse – le prophète législateur[6] – a éprouvé les pires difficultés pour faire taire les récriminations des enfants d’Israël dans le désert pendant 40 ans.
  2. Abittan n’a pas vécu assez longtemps pour avoir connaissance des crimes que l’on a causés pour créer «l’homme nouveau ». Les révolutions du 20è siècle, y compris la révolution sioniste, ont toutes voulu assigner aux hommes concrets – à l’individu contingent, précaire, singulier, imparfait – la vérité d’un Homme dont ils ne seraient que le brouillon. Et pour lui donner naissance, elles ont mis en branle une terrible machine : celle dans laquelle elles enfermaient les individus de chair et de sang pour les conformer à l’homme idéal. En somme, elles sacrifiaient les hommes actuels à un homme nouveau… « dont on peut dire qu’il a été créé à l’image de Dieu ».

David Guedj pose la question légitime de la réception de cette œuvre et tente d’y répondre. C’est dire qu’il a mené son investigation aussi loin qu’il pouvait. Et c’est ainsi que l’on doit concevoir une recherche de nos jours.

Le biais idéologique de la recherche sur ces questions

Or, nous sommes face à un dédoublement de la distribution géographique centre et périphérie. Il se décline dans le domaine de la recherche en œuvres centrales et marginales ou en majeures et mineures, c’est-à-dire celles que l’on peut confronter aux grandes œuvres de la littérature universelle et inscrire dans le flux de la pensée du peuple juif et celles que l’on admet pour autant qu’elles ne prétendent pas se confronter aux grands courants de la pensée juive.

C’est pourquoi, il ne suffit pas de refuser cette position ancillaire, encore faut-il faire preuve de hardiesse et sortir de la pénurie spéculative où l’on tend à enfermer ces travaux et ouvrir des lignes de pensées qui s’entrecroisent avec celles du mainstream.

 

[1] Outopia micasablanca, Ra`av Publishing House, Beer Sheva, 2016, 184 p. Postface de David Guedj, p.139-184.

[2] David Guedj signale Le Nouveau Cynée d’un certain abbé français Emeric Crucé qui aurait publié son ouvrage au début de la guerre de Trente ans (1623). On connaît Le droit de la guerre et de la paix de Grotius qui date de 1625. Celui de Charles Irénée Abbé de Saint Pierre intitulé Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713),  a marqué les esprits car la question de la paix quitte le domaine de l’exhortation morale et de l’exigence religieuse pour entrer dans la sphère du politique. Il a suscité un commentaire de Rousseau en 1761. Kant d’ailleurs lira l’un et l’autre et le président Wilson, un des artisans de la Société des Nations méditera l’opuscule de Kant. On sait que l’ONU a voulu reprendre l’œuvre interrompue de la SDN. Lancée au début de l’époque moderne par les premiers humanistes, l’idée de la paix est reprise au moment de la Révolution par l’humanisme classique allemand, qui a joué un rôle important dans la transmission de cet héritage.

[3][3] Gn  11, 1-9 et les interprétations midrashiques et talmudiques, notamment Sanhédrin 109 a. Je n’oublie pas la prophétie de Sophonie « Car alors je transformerai la langue des peuples en une langue épurée afin qu’ils invoquent tous le nom de Dieu et le servent unanimement. » (3, 9)

[4] Dans son roman 1984.

[5] Dans un chapitre du Guide (III, 11) intitulé « L’origine de la barbarie », Maïmonide écrit : « La connaissance de la vérité fait cesser l’inimitié et la haine, et empêche que les hommes se fassent du mal les uns aux autres… »

Hélas, non ! L’humain, même quand il possède la connaissance, doit se mesurer à ses passions liées à ses intérêts et n’en sort pas toujours vainqueur. Et les passions provoquent l’inversion de la tendance rationnelle.

[6] Celui dont la prophétie, selon Maïmonide, était dépourvue de la fonction imaginative, donc le prophète législateur, fondateur de l’Etat parfait ne faisait usage que la fonction intellective.

David Banon, Professeur émérite, Université de Strasbourg, Institut Universitaire de France (IUF), Prof invité à l'Université hébraïque de Jérusalem