De la Séparation à la française au Concordat à l’israélienne

Dans mon dernier ouvrage dans lequel je m’étais penché sur les paradoxes d’Israël, j’avais noté que le régime politique israélien avait été établi par des hommes et des groupes sociaux qui, globalement, n’avaient pas été formés à la tradition démocratique et n’avaient pas une connaissance profonde de ses ressorts.

Les Arabes de Palestine restés en territoire israélien avaient été jusque-là des sujets de l’Empire ottoman puis de l’empire britannique, et n’avaient guère développé de manière endogène des pratiques et des valeurs démocratiques; il en est de même pour le vieux yichouv composé de Juifs orthodoxes à qui il fallut imposer le droit de vote pour les femmes et pour lesquels l’autorité était exclusivement déposée entre les mains de leur rabbin; les pionniers de Russie n’avaient connu comme expérience politique que celle de l’autocratie tsariste. Certes, ils s’étaient enflammés pour la révolution, mais celle-ci, par définition, n’était guère propice à favoriser la pratique parlementaire et à respecter les droits et les libertés de l’individu; Idem pour les Juifs du  Yémen, d’Irak ou de Pologne : lorsqu’ils n’étaient pas indifférents à la chose publique, les Juifs qui étaient entrés en politique s’étaient en général regroupés dans les partis communistes qui ne professaient guère pour la démocratie libérale une quelconque inclination. En ce qui concerne les Juifs d’Afrique du nord, ceux-ci n’avaient connu du politique que la domination coloniale. Les Juifs d’Algérie avaient bien été déclarés citoyens de la République française en vertu du décret Crémieux, mais douze mille d’entre eux à peine ont rejoint Israël après la proclamation de l’indépendance algérienne en 1962. Les seuls immigrants qui avaient connu une réelle expérience démocratique furent les Juifs d’Allemagne dont on ne dira jamais assez la contribution essentielle qu’ils ont apporté à l’édification des institutions, notamment l’organisation du système judiciaire en Israël. Mais le gouvernement de Weimar fut, malheureusement, de courte durée.

La mise en place des institutions et des pratiques démocratiques s’est faite donc en Israël sans le concours de démocrates patentés. La performance est d’autant plus remarquable que la démocratie israélienne a traversé, en soixante-dix ans, des guerres, des crises économiques, de grandes vagues d’immigration et des mutations sociales considérables et relevé d’innombrables défis dont celui d’instiller au sein de la population israélienne toutes tendances et origines confondues la culture politique propre à la démocratie. En dépit de l’hétérogénéité intrinsèque de la société israélienne, si la démocratie israélienne n’a toujours pas été capable de définir un bien commun qui aurait été validé par une Constitution écrite, le risque d’une guerre civile lui a été tout de même à ce jour épargné.

 

La nouvelle donne

Les Juifs des Etats-Unis, de France et de Grande-Bretagne auraient pu potentiellement participer à l’élaboration de la jeune démocratie israélienne, seulement voilà ils n’ont guère été nombreux à venir dans les premières décennies de l’Etat d’Israël. Or voilà que depuis dix ans, des Juifs de France (des Etats-Unis et de Grande-Bretagne dans une moindre mesure) arrivent en Israël en nombre plus significatif. Citoyens français, américains et britanniques respectés et respectables, sensibles à la chose publique et à la prospérité démocratique, à la différence de leurs homologues des générations précédentes, ils ont été formés, instruits et socialisés à la démocratie. Ils n’ont guère connu d’autre régime et d’autre tradition. Ils savent mieux que d’autres ce que signifie la non-intervention de l’Etat dans les affaires internes des Eglises, des religions et du culte; ils savent mieux que d’autres ce que signifient la liberté religieuse, la liberté de conscience et le pluralisme religieux.

Concernant la France, rappelons que les juifs, de concert avec les protestants, ont appuyé unanimement l’abolition du Concordat et la promulgation de la Loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905. Les juifs de France n’ont pas connu d’autre modèle, et celui qu’ils ont connu ont satisfait toutes leurs attentes. Le renouveau intellectuel et religieux de la communauté juive en France après la saignée de la déportation, que jalonnent l’école d’Orsay, les colloques annuels des intellectuels juifs, l’école de pensée juive de Paris, Manitou, Trigano,  le Beit Hamidrach de l’Alliance israélite universelle, s’est effectué – il convient de le rappeler – dans le cadre législatif de la Séparation. Preuve en est que la neutralité qu’elle professe à l’égard de tous les cultes n’a nullement empêché cet épanouissement. Nous sommes les héritiers, sinon les acteurs de cette métamorphose, et nous sommes tous témoins que le principe de Séparation, loin d’entraver une telle évolution, l’a permise. La pratique religieuse, la fréquentation des synagogues, la croissance des études juives s’est déroulée avec en toile de fond la Séparation. J’ajouterai enfin que l’adhésion au modèle français de la laïcité n’est pas seulement de l’histoire ancienne remontant au début du 20ème siècle lorsqu’il importait au nom du principe égalité de destituer l’Eglise catholique de son statut privilégié. Aujourd’hui encore, face au défi réel ou supposé de l’islam en France, les plus fervents défenseurs de la laïcité sont les juifs qui se déclarent opposés à toute forme d’accommodement. Ce consensus va en France des Loubavitch au cercle Bernard Lazare.

La validité de la séparation: l’enjeu actuel

Quoi de plus équitable, par exemple, que le modèle du mariage civil qui tolère à ceux qui le veulent l’organisation d’un mariage religieux sans l’imposer à quiconque ? Or, maintenant qu’ils sont en Israël, maintenant que le judaïsme n’y est plus religion minoritaire, mais la religion majoritaire (comme au temps du Concordat, le catholicisme était la religion de la majorité des Français) je ne vois pas les juifs de France qui ont fait d’Israël leur résidence principale être à la pointe de la défense de la laïcité. Ils en ont tiré parti, ils en ont respecté et apprécié ses bienfaits, et notamment le respect absolu de la liberté religieuse autant que le respect absolu de la liberté de conscience; et voilà qu’ils s’accommodent fort bien, trop bien, de ce passage de la laïcité à la française au Concordat à l’israélienne, fondé, lui, sur le respect de la liberté religieuse (y compris des autres cultes) au détriment de la liberté de conscience. Ils peuvent désormais préférer le modèle de l’assignation de chacun d’entre nous à une confession et une autorité religieuse. Si c’est le cas, alors qu’ils ne déclarent pas à hue et à dia être restés républicains. Qu’ils ne prétendent pas vainement apporter à Israël quelques-unes des valeurs politiques qu’ils ont appris à l’école de la République s’ils ont opéré un tel virage.

Il ne s’agit pas, au demeurant, d’importer la laïcité en Israël en bloc. Nous sommes au Moyen-Orient et les religions disposent d’une autorité dans cette région, notamment en matière de droit personnel, qu’il ne s’agit guère de leur contester, pour autant que nul ne soit contraint d’être plié à leur règle si un citoyen israélien souhaite par conviction ou par confort y échapper.

Il y a en Israël une mosaïque confessionnelle qui exclut la discrétion identitaire sur lequel repose le socle républicain. Israël n’est pas la France et le communautarisme n’y est pas une pratique honteuse. Les communautés existent et ne sont pas près de disparaître au profit d’une identité civique israélienne commune. Si Israël est donc une collection de communautés –  le président Reouven Rivlin a dans son discours de refondation parlé des quatre tribus de l’Etat d’Israël : les Arabes, les orthodoxes, les sionistes religieux et les laïcs – elles doivent apprendre à se préserver des généralisations hâtives et péjoratives et admettre en fait comme en valeur qu’elles ont besoin les unes des autres. Les musulmans ne sont pas tous des islamistes, les orthodoxes ne veulent pas imposer à tous les juifs le joug d’un Etat théocratique, les laïcs ne sont pas tous des hédonistes sans foi ni loi et les sionistes religieux ne sont pas tous des colons prêts à faire suer le burnous de leurs voisins palestiniens. Mais c’est précisément parce que les communautés ont un poids social et politique réel qu’il faut protéger le droit de l’individu de s’arracher à l’emprise de sa communauté.

C’est peut-être, pour finir, le défi à relever pour les citoyens israéliens qui se définissent politiquement comme des libéraux attachés à l’Etat de droit, aux libertés fondamentales et au principe d’égalité, de quelque confession ou ethnie qu’ils soient : nous avons affaire et à faire avec des groupes confessionnels délibérément antilibéraux au sens où ils estiment que la communauté et la loi religieuse l’emportent sur l’individu. Ce n’est pas une critique ou un reproche, mais un constat : ce sont les communautés elles-mêmes qui se déclarent telles, estimant que ni la liberté ni l’égalité ne sont les valeurs fondamentales qui les constituent. Les Lumières dont se réclament les libéraux recommandent une idée du bien qu’elles tempèrent par le principe de tolérance. Jusqu’à quelle limite, au nom de la tolérance, doit-on composer avec les pratiques antilibérales de ces communautés religieuses, notamment lorsque cela touche au statut de la femme?

Il ne s’agit pas de combat et de lutte. Il s’agit bien de promouvoir le dialogue pour essayer de dégager des consensus minimalistes afin que soit trouvé l’équilibre entre les droits de l’individu et les lois de ces communautés. Parce qu’ils n’ont pas eu en France à se définir en catégories étanches (laïques, sionistes ou non–sionistes religieux), il serait utile que les Juifs de France établis en Israël favorisent cette circulation identitaire au lieu de contribuer à les figer en rappelant que laïcité et athéisme ne sont nullement synonymes. Un laïque et un religieux peuvent partager un respect identique de l’individu et de la communauté. Cela n’a rien avoir avec leur degré de pratique et de foi. S’il est vain de prétendre imposer la laïcité à la française comme on fait venir un produit d’importation, il serait judicieux dans le débat public israélien, auquel nous sommes tous invités à participer comme citoyens, de rappeler la quintessence de la laïcité et ses vertus, sans nier ses limites. C’est alors que l’apport français à Israël prendrait tout son sens.

Maître de conférences à l'Open University d'Israël (Ra'anana). Auteur notamment de: Retour sur Altneuland : la traversée des utopies sionistes (L'éclat, 2018) ; Israël et ses paradoxes, 2ème édition revue et augmentée, Le Cavalier bleu, 2018 ; Léon Askénazi et André Chouraqui, A l'heure d'Israël (texte établi, annoté et présenté par Denis Charbit), Albin Michel, 2018.