Elections et ingérence, deux études de cas

 

Le mouvement V15 et son financement étranger, engagé dans la campagne électorale israélienne de 2015 et l’affaire Cambridge Analytica qui a permis à Facebook d’influer sur la présidentielle américaine révèlent les vulnérabilités des démocraties.

Un exemple du passé : la campagne V15 en Israël

Les dernières élections législatives de 2015 en Israël ont été le théâtre de la création du mouvement V15 (« Victoire 2015 ») dont le but ouvertement affiché était de renverser le pouvoir en vigueur et empêcher, une nouvelle fois, l’accession de Benjamin Netanyahu à la tête du gouvernement.

Organisation militante, fondée sur le modèle des campagnes de terrain qui ont permis la victoire de Barack Obama aux Etats-Unis, V15, dont les stands étaient disséminés un peu partout dans le pays et dont les bénévoles faisaient du porte à porte les après-midis, tentait d’encourager les électeurs à se rendre aux urnes pour élire un parti de centre-gauche, l’essentiel étant qu’il s’agisse d’un parti différent de celui au pouvoir (et « évidemment » pas d’extrême droite non plus). 

Créée à l’initiative d’Itamar Weizman et Nimrod Dweck, l’organisation décida, juste après sa création, de travailler de concert avec l’association « Kol Ehad » (« One voice »).

Et c’est bien là que le bât blesse : Kol Ehad, association à but non lucratif créée en 2002 pour militer en faveur de la fin du conflit sur la base d’une solution à deux Etats pour deux peuples, s’est vue octroyer dans ce but, en 2014, une subvention de 349 000 $ du ministère américain des Affaires étrangères. Or, cette même subvention fut utilisée pour mener à bien le travail d’ « anti »-campagne de V15. Des fonds américains pour renverser Netanyahu dans son accession au pouvoir ?

Le doute fut d’autant plus renforcé quand on sait que V15 fit appel à l’agence américaine de communication politique « 270 Strategies », dirigée par Jeremy Bird, qui avait travaillé sur les deux campagnes présidentielles à succès du président Barack Obama, lui-même connu pour son inimitié envers Netanyahu.

Forte de ces éléments, l’affaire fut révélée au grand public et aux médias par des ministres et députés du Likoud lors d’une conférence de presse précipitée expressément pour l’occasion. Le Likoud y dévoilait que le mouvement V15 était une antenne de la liste de gauche « Union Sioniste » (révélant diverses accointances entre les deux organisations), et accusait le chef du parti travailliste Itzhak Herzog d’avoir violé la loi interdisant d’accepter des fonds de citoyens et d’organisations étrangers pour le financement de sa campagne. Une telle donne représente en effet une infraction à la loi qui régule le financement des partis, stipulant que ces derniers ne peuvent recevoir de dons provenant d’organisations ou de citoyens étrangers, dans le but de prévenir toute ingérence extérieure dans la politique israélienne.

Cette même critique fut reprise par les parlementaires américains Ted Cruz et Lee Zeldin, dans un courrier au secrétaire d’État John Kerry l’avertissant que l’argent des contribuables des États-Unis était utilisé pour influencer les élections israéliennes et demandant une enquête. L’affaire donna lieu à une commission d’enquête menée par le Sénateur Rob Portman : dédouanant une ingérence directe du pouvoir Obama, elle conclut à une carence du Département d’Etat Américain à définir des limites et des conditions claires ainsi qu’une politique de contrôle des fonds qu’il octroie. Portman critiqua le Département d’Etat pour son laxisme et pour avoir porté atteinte à un allié des Etats-Unis. Il conclut ainsi son enquête : « Il est totalement inacceptable que l’argent des contribuables américains ait été utilisé pour construire une infrastructure de campagne politique contre le chef de notre plus proche allié au Moyen-Orient. »

Peu importe l’ampleur du scandale soulevé par V15, ou celle de l’échec de sa campagne au vu des résultats des élections de 2015, ce cas nous donne à voir un exemple classique d’ingérence étrangère (utilisant le mode du financement des campagnes des partis comme arme politique), au sein de la politique israélienne.

Un exemple à l’image de l’ère actuelle : le scandale Facebook et Cambridge Analytica, ou quand le big data se mêle des élections américaines

En mars 2017, le géant Facebook connut l’un des plus grands scandales de son histoire : le réseau social aurait servi d’outil de manipulation de l’élection présidentielle américaine !

Le scandale fut révélé par Christopher Wylie accusant son employeur, la société Cambridge Analytica, de mettre en danger la démocratie, en utilisant les données de millions d’individus sur Facebook pour manipuler les élections américaines en faveur du candidat Donald Trump lors de sa campagne électorale.

Tout avait commencé quelques années auparavant, quand la société Cambridge Analytica, spécialisée dans les stratégies d’influence auprès de gouvernements et d’organisations militaires (et s’attaquant plus particulièrement au marché de la politique américaine), se dota des services d’un professeur en psychologie de l’université de Cambridge, qui avait développé, au sein du laboratoire de recherche du centre psychométrique de l’université, une technique pour comprendre le profil psychologique d’une personne seulement grâce à son activité sur Facebook, notamment en fonction de ce qu’il “like” (aime).

Sur cette base, celui-ci développa une application pour Facebook (commercialisée par Cambridge Analytica), proposant aux membres du réseau social, en échange d’une rémunération, de remplir un questionnaire psychologique d’apparence anodine intitulé « ThisIsYourDigitalLife ». Or, dans les faits, Cambridge Analytica récupérait les données Facebook de toute personne répondant au questionnaire, et pis encore, elle récupérait également au passage les données des amis Facebook de la personne répondant au questionnaire. Si bien que sur la base de 270 000 personnes répondant au questionnaire, Cambridge Analytica a pu obtenir, à leur insu, les données de 87 millions d’individus !

Qu’a-t-elle fait avec ces données ? Se servant du modèle développé par le laboratoire de psychologie de Cambridge, elle établit un profilage précis des 87 millions d’individus. Au-delà d’une segmentation de base liée au genre, à la situation économique ou à la localisation de l’individu, elle proposait en effet une couche supplémentaire liée à la personnalité de chaque personne. Christopher Wylie raconte : “Nous nous sommes servis de Facebook pour récupérer les profils de millions de personnes. Nous avons ainsi construit des modèles pour exploiter ces connaissances, et cibler leurs démons intérieurs”.

Ce profilage individualisé, rendu possible grâce à une analyse pointue du big data, permettait ainsi de produire un message adapté à chaque personne (selon ses désirs, ses besoins, son propre système symbolique etc), et ce, en vue de servir les intérêts des clients de Cambridge Analytica. Parmi eux, l’on pouvait compter Donald Trump, dans sa course à la présidentielle. En effet, Cambridge Analytica fut engagée (notamment par Steve Bannon, siégeant au conseil d’administration de la société, et par ailleurs directeur de campagne de Trump) pour améliorer les campagnes publicitaires du candidat républicain et influencer le comportement des électeurs.

Et c’est bien là tout le scandale ! Cambridge Analytica a mené à bien une manipulation idéologique des électeurs en se fondant sur des données individuelles collectées illégalement ! Trump était-il au courant ? Facebook était-il un partenaire de crime ?

Christopher Wylie déclare quant à ses anciens employeurs : “Il n’y a pas de règle pour eux, ils veulent qu’une guerre des cultures ait lieu aux États-Unis. Cambridge Analytica devait être l’arsenal pour se battre.”

Cet exemple, qui n’a pas fini de remuer la planète toute entière (Cambridge Analytica est en outre accusé d’avoir travaillé sur la campagne du Brexit, ou les élections au Kenya) donne le ton du nouveau modèle d’ingérence auquel on doit faire face aujourd’hui, compte tenu des outils technologiques de notre époque. L’ingérence n’est en que plus insidieuse car elle n’a plus de visage…

 

Doctorante en études hébraïques, diplômée d'un DEA de philosophie et d'un DEA de sociologie économique, Elya Weisbard est chef de projet pour l'association Dialogia en Israël.