Au fil du temps

Il y a à peine quelques années dans mon quartier qui se situe entre la rue Bograchov et la rue Gordon,  quartier dans lequel je vis depuis 1983, nous étions quelques amis francophones à y demeurer.

Aujourd’hui des Français malencontreusement appelés Tsorfokaim y habitent toute l’année ou en vacances. Ils  ont ouvert des restaurants, des épiceries, une boucherie, une fromagerie. Tout est Casher.

Avant l’arrivée des Français, non pas en masse comme les Russes, on peinait à trouver un endroit Casher.

A la rue Gordon, il y avait un restaurant fancy, un des premiers dans ce style, Le Mazarine – Halavi, fréquenté bien sûr par les mangeurs de casher (si je puis dire) et par ceux qui étaient à la recherche de la gastronomie française. Il a disparu depuis longtemps.

Un jour, une femme d’âge moyen, à moitié dénudée arrive. Apparemment elle revenait de la plage Gordon, lieu de rencontre par excellence des Français. Et en hébreu avec un bon accent du terroir elle s’approche du comptoir  et  demande  –

C’est Cacher ici ? Oui  bien sûr. Vous avez la Teoudah ? Et, je vois toutes les têtes rasées se dresser.

Elle n’entrait pas dans la catégorie Dati/ Hiloni (Laïque/ religieux entre guillemets). Et la Dame rassurée est sortie sans consommer.

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Je me souviens de Tel Aviv la blanche,  les année cinquante, des maisons de trois ou quatre étages (c’était beaucoup).

Je venais parfois de mon village d’enfants Kefar Batia à Raanana  passer le Shabbat chez des amis de mes parents qui avaient su partir à temps. Le Shabbat dans Tel Aviv, la laïque, remplie de Synagogues que l’on rouvre actuellement, tout était fermé. Sur les terrasses ouvertes on jouait aux cartes (pas très shabbatique), les  gens chantaient parfois jusqu’à trois heures du matin.

Dans les années 80, je suis allée écouter une conférence à l’institut  français par un historien dont je ne citerai pas le nom car il m’a fort énervée ces temps derniers, qui racontait combien tout évoluait pour le mieux. Il est vrai que, entre temps les cinémas, les théâtres et autres lieux de loisirs fonctionnaient à Tel Aviv, peut-être aussi ailleurs. Et effectivement, ça allait encore « évoluer »  des super marchés ouverts jours et nuits fermés uniquement à Kippour.

Le fameux historien racontait que dans le temps quelqu’un avait ouvert un Shabbat son kiosque, les fameux kiosques où il n’y avait pas grand-chose à part du soda. Il a eu une amende qui lui a couté ce qu’il gagnait en un mois. D. merci on n’en est plus là, a-t-il dit . C’est tout ce que j’ai retenu de cette conférence.

Et miraculeusement on sent bien le Shabbat à Tel Aviv, surtout dans la journée du vendredi avec son ambiance toute particulière. Les gens dans les rues, les restaurants bondés, la musique dans les avenues et puis, à la nuit tombée, le calme qui enveloppe la ville.

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Dans ma jeunesse on n’utilisait pas le mot Hiloni, mais un mot bien plus attirant Hofchi. Libre. Qui ne voulait pas être libre ?  Hofchi – cela voulait dire être libéré des contraintes religieuses. Hofchi face aux Datiim, les religieux, ceux aux mains liées. De nos jours, on utilise le mot Hiloni. Hol, houlin. Est-ce une évolution ? Je n’en sais rien.

Il y a le Shabbat, un jour  kadosh, différent et les six jours de la semaine qui sont les jours ouvrables et qui se disent en hébreu Yemé Hol. Pendant les fêtes de Pessach et de Souccot les jours ouvrables se disent Hol hamoed.  Le mot Hiloni vient de là. Il n’est pas opposé au religieux. Bien au contraire les deux se complètent et font partie de notre quotidien.

En Israël,  qu’on le veuille ou non, nous vivons selon deux calendriers, le général et le calendrier hébraïque. Alors,  on peut se demander quel est la différence entre un Dati et un Hiloni ?

Le Hiloni dit Toda La El, Dieu merci et le le Dati dit Beezrat hachem, avec l’aide de Dieu.

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Il me semble  que le plus grand rapprochement entre laïques et religieux eut lieu contrairement à ce que l’on pourrait croire après l’assassinat de Itschak Rabin et ceci même si les religieux jusqu’il y a environ un an n’étaient pas les bienvenus sur l’ex-place des rois ( Maleché Israel) le 4 novembre. A la Knesset la Hazkara a  toujours lieu le 12 hechvan.

Le Aron hassefarim, l’armoire des livres, est apparu. Les Hilonim revendiquant leur part dans  l’étude des textes. Est né, si je ne m’abuse Rosh Yehudi qui avait comme

slogan – Le judaïsme n’appartient pas qu’au religieux.

Ainsi à l’étage d’un petit restaurant Casher, l’unique, dans la rue Bograchov (nous y revoilà), le Rav Elon a commencé a donner des cours sur la parasha, la section biblique de la semaine et et c’est le Rav Ouri Cherki qui a ensuite pris la relève. Après quelques temps les cours mixtes attirant de plus en plus de monde, en majorité des jeunes sans kippa, quelques religieux dont des francophones qui savaient l’hébreu, les cours du rabbin Cherki eurent lieu à la rue Bar Kochba jusqu’il y a une petite année.

Aujourd’hui il y a des Yechivot Hiloniot  mixtes où la Guemara est enseignée. Des nuits d’études à Shavouot, etc

Ceci dit, nous ne pouvons faire l’impasse sur le Hiloni Harédi, entièrement tourné vers ce qui est étranger au judaïsme et qui tient bon face à ces changements.

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La politique, les journaux, les arts étaient dominés par l’homme  askenazi, hiloni de gauche.  Avec l’arrivée de Begin, c’est le Mahapach, un néologisme, non pas pour dire que c’est une révolution, mais plutôt un renversement. Un changement radical.

A cette époque nous étions mon mari Jonathan et moi, encore à Paris, c’est à peine  si nous n’avons pas fait la Keriah, déchiré nos vêtements. Un fasciste, un facho était arrivé au pouvoir !

Toute notre jeunesse en Israel nous avions été habitués à entendre Ben Gurion du haut de la Knesset traiter son  concurrent de facho. Des amis juifs-français devant lesquels nous nous sommes plaints, nous ont dit, c’est le jeu de la démocratie. Ceci ne nous avait même pas effleuré !

Aujourd’hui on parle de Begin comme d’un  grand démocrate pour fustiger  d’autres  personnalités politiques qui seraient des fachos.

Depuis peu, ce n’est plus  tout à fait l’homme askenazi qui domine tout, il y a davantage de femmes, de Mizrahim (des orientaux) plus de Séfaradim. Chaque chaine de télévision a ses  jeunes journalistes avec une toute petite Kippa, à part Yair Cherki et ses papillotes, et n’oublions pas les  jeunes femmes religieuses avec un bandeau dans leurs cheveux longs.

La semaine dernière,  j’ai entendu dans une revue de presse,  à la radio que 72 %   des immigrants de France étaient de droite et en général traditionalistes mais que cela ne leur posait aucun problème que les magasins d’alimentation soient ouverts le Shabbat.

Cela bien sûr ne peut que paraître incongru à un Askenaze hiloni.

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Il y a surtout le problème de la langue pour les Français.

Dans le meilleur des cas on apprend l’hébreu, tout en essayant de préserver sa langue d’origine et ses coutumes. Ce qui est normal pour tous les immigrants.

Il y a par exemple 13 associations  d’écrivains israéliens  dont une francophone qui écrivent dans leur langue d’origine, associées aux écrivains et poètes israéliens qui écrivent bien sûr en hébreu.

Signalons tout de même que nombreux sont les écrivains qui ont abandonné leur langue d’origine et ont écrit en hébreu, créant ainsi la littérature hébraïque moderne – Bialik, Chlonsky, Rahel, Léah  Goldberg, ces dernières ont d’ailleurs toutes les deux leur effigie sur des billets de banque. L’une 20 chequels (Rahel) et l’autre 100 chequels (Léah Goldberg.) Il me semble que depuis Golda Meir (10 chequels nouveaux) elles sont les seules femmes à figurer ainsi. Une révolution.

Je n’ai cité que quelques noms iconiques, or même de nos jours des écrivains et poètes venus avec la dernière grande Alyah de l’ex-Russie soviétique écrivent leur œuvre en hébreu. Il faut dire  qu’ils sont plus  doués que nous pour les langues.

Les écrivains israéliens de langue française ont  une une revue littéraire Continuum qui s’écrit en français. Cette année, elle sera consacrée au 70 ans d’Israel. En général nous traduisons en français également des poètes et des écrivains de langue hébraïque. Une manière de marquer notre double culture.

Il y a fort longtemps les sous-titre des film au cinéma étaient en français et en hébreu. C’est de la préhistoire.

Entre parenthèses, que l’hébreu ait été choisi comme langue officielle du pays ça tombe sous le sens, mais fallait-il pratiquement interdire le yiddish avec toute sa  culture ? Les poètes et écrivains yiddish vivant en Israël ont eu du mal à se faire traduire en hébreu et à se faire reconnaître.

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Si c’est pas facile d’être un juif, c’est pas facile non plus de s’intégrer au pays des juifs.

Je vais répéter un lieu commun  on aime la Alyah et pas les Olim.

Je pense à un petit film très drôle de 7 minutes – Les olim arrivent par  Arik Einstein  et Ouri Zohar  qui entretemps est devenu un rabbin harédi. L’humour mène à tout.

Les deux comédiens jouent tous les rôles. Ce film est projeté chaque Yom Haatsmaout, c’est ‘un film culte’ que l’on trouve sur Youtube avec ses sous-titres en anglais dont on n’a pas vraiment besoin.

Le film commence par l’arrivée des Russes en 1882.  Sur le coté deux Arabes qui n’apprécient pas ces Yahoud…

Les Russes arrivent en chantant, sûrs de leur bon choix. Ils embrassent le sol. Ils l’avalent presque.

En deuxième position, c’est l’alyah des  Poilish, des Polonais. Eux aussi embrasse

le sable, moins frénétiquement.

Les Russes les regardent de haut, dégoûtés par le Gefiltè fish sucré et leur langue polonaise.

En troisième position, les Yeménites avec leur costume national et la femme enceinte jusqu’au dent.

Ils embrassent la terre,  font une bénédiction, dansent et les Polonais en face dégoûtés  par leur Shoug ,le Hilbe, le Falafel – Ils craignent de les voir se répandre et prendre toute la place.

Arrivent les Yekké. Il touchent le sable, ils ne savent pas très bien ce que c’est. Du sable ? Nous allons tout changer. Ils interpellent les autres qui sont encore dans leur bateau.

En face les Yeménite se moquent  de leur bitte schön, danke schöne Doctor Professor. Ah, ces Yekkè Potz !

Arrivent les Marocains joyeux avec quelques mot de français, on entend La Marseillaise. Enfin le rêve réalisé.

Face à eux les Yekké effarés par leur manque de culture. Que va devenir le pays ! Des scandales. Gevalt.

Et enfin arrive la nouvelle grande Alyah Russe.

Et les Marocains se plaignent que ces Russes ont tout reçu tandis qu’eux rien.

Les immigrants sont  tous arrivés en bateau. Ils se réunissent tous au bord de la mer avec les deux Arabes et invectivent les futurs olim. C’est nous qui avons construit le pays et vous rien du tout, etc,

Ils ne savent pas encore que les Ethiopiens et, après eux les Français et peut-être les Américains arriveront en avion. De nouveaux olim à rejeter.

Il me reste à nous souhaiter avec le rabbin  Léon Ashekenazi Manitou,  de sortir de notre galouth pour redevenir des Hébreux.

Esther Orner est écrivaine israélienne de langue française et traductrice de poésie hébraïque en français. Elle a publié sept livres aux éditions Métropolis,dont un triptyque de la mémoire : Autobiographie de personne / Fin et suite / Petite biographie pour un rêve. Tous les trois ont été traduits en Hébreu . Elle a publié aux éditions Actes Sud-Marseille : Petite pièce en prose très prosaïque. (traduit en hébreu) De si petites fêlures est son dernier livre publié aux Editions Caractères (2016). Elle a publié une anthologie de poésie hébraïque Chacune a un nom aux Editions Caractères (2008). Elle fait partie du comité de rédaction de la revue Continuum, Revue des écrivains israéliens de langue française. Elle a été ordonnée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres (2013).