Israël, le pays qui se prend pour un bestseller

« Israël la nation startup, les ressorts du miracle économique israélien ». Rarement, un ouvrage aura autant contribué à dessiner l’image d’un pays. Véritable phénomène d’édition, le livre de Dan Senor et Saul Singer, paru en 2009, a été traduit dans plus d’une trentaine de langues et a fait d’Israël son éponyme. Dix ans plus tard, les forces vives du high-tech sont intactes, mais le pays doit dépasser son stéréotype.

Pour l’innovation, changez de voiture

L’ouvrage de Dan Senor et Saul Singer s’ouvre sur l’histoire de Shai Agassi et sa voiture électrique. Un projet fou, qui a pris corps grâce à Shimon Peres, le président israélien et vieux rêveur, séduit par la fougue de son jeune compatriote et qui lui ouvre son carnet des adresses des patrons inaccessibles des plus grands groupes mondiaux de l’industrie automobile. Dix ans plus tard, il n’en reste rien. La société Better Place, pourtant dotée d’un budget colossal, a rejoint la décharge des rêves brisés, mais l’expérience a été inspirante. En 2009, les auteurs de « Israël la nation start-up » sont surs, comme leurs lecteurs, que Better Place est le meilleur exemple de la créativité illimitée des entrepreneurs israéliens et de la fascination qu’elle exerce sur le monde. L’échec retentissant de Shai Agassi, scellé en 2013 par la mise en faillite de sa société, n’a d’ailleurs rien changé. Les Israéliens restent convaincus de leur capacité d’innovation et les investisseurs étrangers sont toujours plus nombreux à scruter la moindre de leurs initiatives.

En 2017, c’est d’ailleurs une autre entreprise israélienne qui réalise une spectaculaire percée dans le monde de l’automobile, mais cette fois dans le domaine de la voiture autonome. La société Mobileye, fondée à la fin des années 90 par Amnon Shashua, est rachetée par Intel pour 15,3 milliards de dollars. Amorcé avec le développement d’aides à la conduite sous forme d’algorithmes intégrés à des microprocesseurs avertissant le conducteur de risques de collision, le travail des ingénieurs de Mobileye a progressivement évolué vers la conception d’un véhicule entièrement autonome. Entretemps, les plus grands constructeurs automobiles mondiaux avaient déjà équipé leurs véhicules des dispositifs israéliens. Le rachat par Intel, premier producteur mondial de semi-conducteurs, n’aura été que la progression logique d’une entreprise qui a su évoluer avec les progrès de ses algorithmes.

Pourtant, il n’est pas toujours aisé pour une jeune entreprise israélienne de prendre conscience de son véritable potentiel. Souvent parce que ses développements sont le résultat d’une idée précise, ciblée, générée par les compétences de ses auteurs, qui ne voient pas forcément toute l’étendue de leurs applications. C’est ce qui est arrivé aux créateurs de Waze, l’application de navigation GPS, utilisée par des millions d’automobilistes dans le monde. Leur concept de cartographie ouverte et complétée en permanence par les utilisateurs était en soi une innovation considérable. Mais quand Google en 2013 a racheté la firme israélienne pour près d’un milliard de dollars, le géant de l’internet y a vu beaucoup plus que la communauté d’informations voulue par ses concepteurs. Ce qui intéressait le géant de l’internet, c’est que, combiné à ses propres ressources, Waze offrirait une cartographie du monde en évolution constante. Un renouvellement infini d’informations qui vaut bien plus qu’un simple réseau social parmi d’autres.

La voie royale 8200

L’une des explications de ce décalage, c’est la faculté d’improvisation qui caractérise les Israéliens, opposée à un esprit plus formaté et axé sur le long terme de pays plus anciens. Une disposition aussi dictée par les circonstances. Dès la guerre d’Indépendance, les Israéliens avaient compris que face aux forces en présence et avec leur peu de moyens, l’information se révélerait un atout stratégique vital. Chaïm Herzog, qui devint plus tard le sixième président de l’Etat d’Israël, venait de quitter l’uniforme britannique pour prendre le commandement des renseignements de Tsahal, quand il a commencé à recruter des Juifs anglais, spécialistes du décryptage, qui avaient passé la guerre à Bletchley Park avec Alan Turing, à décoder la machine Enigma et les communications de l’armée du Reich. Ils ont été parmi les pionniers de l’unité d’écoute 8200 de l’armée israélienne. En 1948, c’est déjà l’unité 8200 qui décode les messages de l’armée égyptienne. Au début de la guerre des Six Jours, c’est elle qui intercepte une conversation surréaliste entre Nasser et le roi Hussein de Jordanie, tous deux persuadés que ce sont les aviations britannique et américaine qui les attaquent.

Ce sont à peu près les seuls exploits dont les anciens de l’unité sont disposés à parler ouvertement. Tout le reste demeure sous la chape de plomb hermétique du secret militaire. On saura seulement que les principales opérations de Tsahal et des forces de défense israéliennes doivent une grande part aux informations collectées par les soldats de l’unité 8200 et à leurs innovations, qu’il s’agisse de l’implantation du virus Stuxnet dans les ordinateurs des installations nucléaires iraniennes ou de la traque des tunnels terroristes du Hamas. Parfois aussi, les soldats de l’unité d’écoute viennent en contact avec des informations qui peuvent intéresser d’autres pays. C’est ainsi qu’en 2017, des renseignements critiques et extrêmement précis, transmis en temps réel aux autorités australiennes, avaient permis d’enrayer un attentat de Daech, qui visait un avion de ligne qui devait décoller de Sydney à destination d’Abu Dhabi.

Ces réussites devraient suffire à elles seules à asseoir la réputation et le prestige de l’unité 8200. Mais c’est pour ses capacités technologiques qu’elle a acquis, depuis plus d’une vingtaine d’années, une attractivité sans précédent. Comme autrefois l’aviation ou les unités combattantes d’élite, elle est devenue le Graal des futurs conscrits israéliens, qui rêvent d’y être admis. Les officiers de l’unité sillonnent d’ailleurs les collèges et lycées du pays pour repérer les élèves les plus prometteurs qui feraient des recrues de choix. Et comme on se préparerait à un bal des débutantes, les jeunes Israéliens sont nombreux à s’entrainer aux jeux vidéo, à la programmation, à prendre des cours supplémentaires de mathématiques, de physique ou de robotique, dans l’espoir de passer les épreuves de sélection.

Pourquoi un tel engouement ? Parce qu’un service militaire accompli dans les rangs de l’unité 8200 constitue la voie royale vers le monde du high-tech. Selon les chiffres fournis par l’association des anciens de l’unité, en 2017, ils étaient 80% à avoir trouvé un emploi, dans les trois mois qui ont précédé leur démobilisation. Les entreprises technologiques et autres startups sont aux aguets et se disputent ces jeunes, dont la seule qualification est celle qu’ils ont acquise durant leur service militaire et qui sont pourtant plus convoités que des diplômés de l’enseignement supérieur. Elles se partagent d’ailleurs ces experts débutants à hauteur de 70% pour les startups et 30% pour les entreprises installées. C’est que ces jeunes ont déjà un plan de carrière bien établi et qu’ils comptent aussi sur l’exit possible, car la revente d’une technologie développée par la startup représenterait pour eux un bonus appréciable et un atout sur leur CV. Ce qui ne les empêche pas d’être séduits aussi par le niveau de salaire, en moyenne dix fois supérieur à celui d’un premier emploi pour tout autre professionnel qualifié. Il n’est pas rare de voir ces anciens de l’unité 8200 commencer leur vie active avec des salaires mensuels de 6 à 10 000 euros, quand le salaire moyen en Israël est d’environ 2400 euros et souvent inférieur pour un diplômé à la première embauche.

Une école à penser hors de la boîte

Si le secteur du high-tech est aussi demandeur, c’est à cause de la qualité de la formation que ces jeunes auront reçue pendant leur service. Ils ont accès aux derniers développements de la technologie, et sont constamment encouragés à faire preuve de créativité et d’initiative, à s’affranchir des préjugés sur la toute-puissance de l’expérience des autres. C’est ce qui fait de l’unité 8200 l’une des plus renommées au monde, à égalité avec la NSA américaine, ou les services russes ou britanniques, qui disposent de moyens bien plus importants et préfèrent confier à des agents quarantenaires qu’à des gamins de 18 ans les clés de leur défense nationale.

C’est pourtant cette audace qui fait l’efficacité de l’unité de Tsahal et la popularité de ses effectifs auprès des sociétés technologiques. Une aptitude et une qualification qui leur donnent ce qu’on appelle en hébreu une « tête ouverte », le goût du défi, la réactivité et aussi l’esprit de corps utile pour souder les équipes de travail, mais également, dans une certaine mesure, une naïveté et un réel déficit d’inhibition, qui font percevoir l’échec comme une péripétie, une étape d’apprentissage, voire un rite initiatique plutôt qu’une sanction définitive d’incompétence. Ces ingrédients forment une recette gagnante pour les jeunes entreprises, tant pour leur direction que leur personnel. Dans la mentalité israélienne, la question n’est jamais « pourquoi ça m’arrive ? », mais « qu’est-ce que je peux faire avec ce qui m’arrive ? ». Cela produit une forme de dynamisme et de perpétuelle exploitation des événements pour en tirer le meilleur ou se tirer d’une situation périlleuse, sans lesquels on peut perdre une bataille ou échouer à enrayer une attaque terroriste.

La bulle high-tech à l’épreuve de la réalité

Ces recrues convoitées et récupérées par le monde du high-tech, comme d’ailleurs les jeunes diplômés des filières scientifiques des universités, restent pourtant un club privilégié encore inaccessible à beaucoup. A l’image du pays, ces jeunes sont le reflet d’une société à deux vitesses, partagée entre le centre et la périphérie. Les chiffres de Tsahal sont édifiants : 29% des conscrits viennent des couches socio-économiques les plus élevées de la région de Tel Aviv. Ils constituent 41% des effectifs des unités technologiques. En revanche, sur les 22% des conscrits issus des classes les plus pauvres de la périphérie, on n’en retrouve que 15% dans les unités technologiques. Et la proportion tombe sous la barre des 10% pour l’unité 8200.

Plusieurs raisons à cela : d’abord les disparités entre les établissements scolaires qui ne proposent pas tous le même niveau d’enseignement et ne donnent pas tous accès à la formation nécessaire, selon qu’ils appartiennent au courant public, public-religieux ou orthodoxe. Ensuite, les programmes développés par le ministère de l’Education pour encourager l’étude des matières scientifiques avec des filières à fort coefficient en mathématiques, physique et robotique exigent souvent des élèves de recourir à des cours privés pour atteindre le niveau requis. Ce sont évidemment les régions et localités de la périphérie, où vivent les populations les plus pauvres, qui sont les premières handicapées. Même si Tsahal tente de combler cette fracture par des programmes d’intégration pour les jeunes de milieux moins favorisés, l’armée rappelle qu’elle ne peut se substituer au pouvoir civil et que sa mission est d’abord la défense du pays. Les unités d’élite doivent donc par définition recruter les meilleurs.

Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que les inégalités perdurent quand ces jeunes se retrouvent sur le marché du travail. Selon le rapport 2018 de l’Autorité israélienne de l’Innovation, le secteur du high-tech en Israël n’emploie que 8% de l’ensemble des salariés. Il est composé à 75% d’hommes juifs, non orthodoxes, âgés de moins de 45 ans. Un décalage qui se retrouve également dans la cartographie du high-tech d’Israël. 77% des entreprises des technologies d’information et de communication sont localisées dans le centre du pays. 53% de ces sociétés sont même concentrées dans la seule métropole formée par Tel Aviv et ses banlieues.

Plus grave, dans un pays censé être le fer de lance de l’innovation technologique, les infrastructures s’apparentent plus à celles d’un pays en voie de développement qu’à celles d’un membre de l’OCDE, qu’Israël a pourtant rejointe en 2010. Si le pays s’est emballé pour la téléphonie cellulaire et pour internet dès le début des années 90, les connexions sont à peine suffisantes pour des consommateurs privés et complètement inadaptées à des entreprises si elles ne s’établissent pas dans des parcs technologiques ou dans les rares zones urbaines correctement équipées. Israël a totalement raté la transition vers la fibre optique et tente seulement de se préparer au passage à la 5G. Tant que ce retard ne sera pas rattrapé, la technologie ne se désenclavera ni de sa zone géographique ni de son segment démographique.

Pourtant, les pouvoirs publics sont conscients du problème : le fait qu’en dépit d’une incontestable réussite dans la technologie et l’innovation, la réalité soit celle d’un pays encore très en-deçà de ses ambitions et de ses prétentions et qu’une réduction de la fracture sociale devra aussi passer par une expansion des ressources et des équipements à l’ensemble du territoire. L’Autorité de l’Innovation a d’ailleurs entrepris plusieurs programmes en partenariat avec les ministères concernés, en vue d’inciter les entreprises du high-tech à développer des établissements dans les localités périphériques. Cette année, Beer Sheva devrait ainsi se doter de son premier laboratoire d’innovation dans le secteur de la Fintech, la technologie appliquée à la finance.

Passer de la  nation startup à la nation « smart-up »

« Les fondateurs de l’Etat

[d’Israël]

moderne ont construit, à la manière des entrepreneurs d’aujourd’hui, ce qui peut être décrit comme la première nation startup de l’histoire' » écrivaient en 2009 les auteurs d' »Israël, la nation startup ». Si ce constat ne dispense pas les dirigeants d’une vision à long terme, il traduit en tout cas leurs difficultés à construire un modèle social et politique dans la sérénité. La réussite d’Israël dans le domaine de l’innovation doit évoluer pour passer du secteur de l’économie à ses autres composantes nationales.

Dans une société qui reste encore très fragmentée, le rêve israélien de la haute technologie doit en exploiter les forces pour les convertir en ciment social, culturel et politique. De même que la fierté des succès militaires a contribué à souder les Israéliens dans leur sentiment d’appartenance nationale et les a peu à peu éloignés des réflexes diasporiques d’impuissance et de précarité pour les renforcer dans leur conviction d’avoir retrouvé, avec leur souveraineté politique, la maitrise de leur destin, les applaudissements du monde à leurs innovations technologiques doivent être perçus comme un encouragement pour leurs réalisations futures.

Israël a déjà franchi plusieurs étapes dans son évolution. Son économie est passée d’un modèle socialiste à un modèle libéral, le pays a transformé son absence de ressources naturelles en atout de créativité, répondu aux menaces stratégiques par des innovations militaires reconverties en applications civiles, intégré l’organisation des pays développés et s’est imposé comme une puissance technologique mondiale.

Il doit maintenant permettre l’accès à la technologie à l’ensemble de sa population, mais surtout réfléchir à ses implications. Privilégier l’éducation technologique ne doit pas nuire aux autres domaines d’enseignement, ni éloigner les plus jeunes des autres valeurs qui vont constituer leur identité individuelle et collective, en leur faisant miroiter seulement les mérites de la course effrénée à l’innovation. De même qu’une armée forte est vitale à la sécurité et à la pérennité d’Israël dans un environnement encore largement hostile, un secteur technologique fort est indispensable à son économie dans un marché globalisé. Mais cela ne doit pas occulter les autres priorités d’un pays toujours en construction, au risque d’engendrer des ruptures dangereuses pour son tissu social et son projet national.

Pascale ZONSZAIN, journaliste. Couvre l’actualité d’Israël et du Proche-Orient pour les médias de langue française. Auteur de nombreux reportages et enquêtes sur les sociétés israélienne et palestinienne.