La juive errante est arrivée

Quand je serai grande je vivrai à Jérusalem. 
Ce serment j’ai dû le proférer à l’âge de 14 ou 15 ans  lors d’un voyage scolaire dans la Jérusalem divisée.

Venue de la plaine, le parcours en bus dans les montagnes de Judée me parait une escalade sur l’Himalaya. Déjà en débarquant du plat pays au port de Haifa la montée sur le Carmel par ses routes sinueuses me hissait sur le Mont Blanc.

 

Jérusalem, une vraie ville. Un  passé et des maisons en pierre de taille rose ou beige. Une partie de la ville n’était pas accessible. Nous la regardions de loin. Aucun de nous ne s’imaginait qu’un jour la ville serait réunifiée et que nous aurions accès au Kotel. A la vieille ville.

 

 

Notre village d’enfant Kefar Batia se situait dans la plaine. Sorties rares. Parfois le vendredi pour passer le Shabbat à Tel Aviv chez des amis de mes parents qui avaient su partir à temps. Des Ostjüden. Ils adoraient leur nouvelle ville blanche avec ses maisons en béton à deux, trois ou quatre étages entourés de jardins, aux balcons ouverts sur lesquels certains aimaient jouer aux cartes profitant de l’air de la mer. Une ville au bord de mer où quelques rues descendent vers son rivage. La plupart des rues sont transversales et le cachent.

 

Je ne percevais pas Tel Aviv comme une ville. Peut-être à cause de sa modernité.

Elle allait  pourtant devenir très vite la métropole que nous connaissons aujourd’hui avec ses super marchés, ses tours, ses restaurants, ses musées, sa vie culturelle et  ses lieux  de plaisirs.

Déjà à l’époque ses détracteurs la surnommait « Tel hanout », Colline des magasins,  tandis que pour d’autres c’était  «Ir haplaot, la ville des miracles bien avant qu’elle ne devienne « Ir lelo hafsaka », la ville en perpétuel mouvement.

Tel Aviv, ville neuve surgie des sables, avait à peine une petite quarantaine quand je la découvris. Une ville sans passé qui avait un projet. Une des premières villes sionistes.

 

Dès l’âge de 17 ans je monterai à Jérusalem. J’y ferai mes études. J’y séjournerai  sept ans en déménageant sans fin jusqu’au jour où j’aurai mon propre appartement. Et alors je partirai faire des études à Paris que je ne ferai pas.  Elle sera ma ville. Pour elle aussi j’ai eu le coup de foudre. Ses monuments anciens, un décor de théâtre, une vie trépidante mise en valeur par plusieurs metteurs en scène. Une ville traversée par un fleuve comme celle de ma naissance où je n’ai jamais été. Ma mère me promenait au bord du fleuve jusqu’au jour où nous serons obligées de fuir le lieu.

 

C’est à partir de Paris où je séjournerai vingt ans dans trois ou quatre quartiers différents que je ferai la connaissance de Tel Aviv. Un ami fou de cette ville me montrera des photos qui semblaient ne rien à voir avec la réalité. Ou plutôt que je ne percevais pas

 

Lorsque enfin nous sommes revenus au pays, nous avons d’abord séjourné à Jérusalem. Mais très vite le choix de Tel Aviv s’imposa  pour des raisons professionnelles. Tel Aviv qu’on le veuille ou pas étant le centre culturel, en bonne Yerosolmyitaine malgré mes réticences, je serai contrainte de m’y installer avec ma petite famille.

 

Dans mes  Memories 2 ou Mémoires d’une Paresseuse, j’écrivais et je me cite :

« Dans les premières années de mon installation à Tel Aviv, lorsque je rentrais de Paris ou de Bruxelles je prenais conscience non seulement de la laideur de Tel Aviv  avec son front de mer abîmé par de vilains immeubles, mais aussi de sa saleté. J’ai fini par trouver du charme à cette ville qui en peu d’années est devenue plus attractive, plus propre, agréable à vivre. Et après tout, une ville au bord de mer c’est un  luxe qu’il serait vain de bouder. Il suffit de tourner le dos aux constructions laides et sans âme, et vous êtes frappés par La Grande mer, Hayam hagadol. Cette mer à l’horizon proche qui souvent m’apparait comme un lac. »

 

Jusqu’à ce jour ce qui me dérange ce sont les affreux volets construits dans les années soixante dans toute la plaine pour agrandir les appartements sur le compte des terrasses. Ils ne disparaitront pas mais ils ne feront plus partie des nouvelles constructions.

 

Depuis plus de trente ans, une génération, je vis dans un même appartement dans une même ville. Si ce fut un mariage de raison, Tel Aviv est devenue ma ville. Celle où j’aurai vécu le plus longtemps.

 

 

Tel Aviv, février 2017

 

 

Esther Orner est écrivaine israélienne de langue française et traductrice de poésie hébraïque en français. Elle a publié sept livres aux éditions Métropolis,dont un triptyque de la mémoire : Autobiographie de personne / Fin et suite / Petite biographie pour un rêve. Tous les trois ont été traduits en Hébreu . Elle a publié aux éditions Actes Sud-Marseille : Petite pièce en prose très prosaïque. (traduit en hébreu) De si petites fêlures est son dernier livre publié aux Editions Caractères (2016). Elle a publié une anthologie de poésie hébraïque Chacune a un nom aux Editions Caractères (2008). Elle fait partie du comité de rédaction de la revue Continuum, Revue des écrivains israéliens de langue française. Elle a été ordonnée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres (2013).