Le conflit entre foi et loi

Le point de départ de l’analyse que je vais présenter peut sembler anecdotique. Je pense que beaucoup d’entre nous, beaucoup de gens que nous connaissons, partagent l’expérience que je vais décrire. Quand nous venions en touristes, les Israéliens que nous rencontrions nous demandaient « mais pourquoi tu ne viens pas ici », et quand nous sommes venus, on nous a demandé : « mais qu’êtes-vous venus faire ici ? »

Je me suis fait la réflexion suivante : le discours de celui qui dit « pourquoi tu ne viens pas », qui parle donc au nom d’une norme qui postule que la place d’un Juif est en Eretz Israël, est en fait un discours à caractère religieux. Celui qui nous dit « qu’est-ce que tu es venu faire ici », qui parle donc au nom des intérêts matériels (confort, sécurité…), est un discours à caractère laïc. C’est peut être un découpage auquel nous ne sommes pas habitués ; sans doute parce que les catégories laïc/religieux ne correspondent pas – j’y insiste – ne correspondent pas du tout à la manière dont la tradition hébraïque et juive considère ce type de problème – et c’est la raison pour laquelle j’ai intitulé mon intervention « le conflit entre la foi et la loi ».

La foi, c’est ce que nous appelons en hébreu émouna ; la loi, c’est ce que nous appelons en hébreu Thora oumitzvoth, la Thora et les commandements. La manière habituelle de considérer ces notions, ces thèmes, mène à croire que ces notions vont ensemble, de pair, que le religieux engloberait la foi et la loi alors que pour la tradition hébraïque et juive il n’est pas du tout évident qu’il en soit ainsi. La thèse, plus que l’hypothèse, que je voudrais présenter ce serait que la foi serait davantage du côté de ce qui est « laïc » alors que la loi serait de l’ordre du « religieux ». Ce n’est pas très précis, ce n’est même pas très exact, mais pour affiner davantage il faudrait plus de temps que celui qui nous est imparti dans le cadre de cette réunion.

Avant de rentrer complètement dans le cadre de l’analyse que je veux vous proposer, je dois faire une remarque préalable concernant la situation des olim qui viennent de France[1]. Cette remarque est la suivante : les Juifs de France, les Juifs en France (comme partout ailleurs dans le monde) sont une communauté au sein d’une société. La société est non juive, la communauté est juive, quelle que soit son obédience : or, lorsqu’ils arrivent en Israël ce cadre a éclaté et il n’y a pas de distinction entre la société et la communauté et le fait que ce cadre a éclaté est assez désorientant parce qu’en fin de compte la situation telle qu’elle était en France (qu’on appelle cela « communautarisme » ou autrement, quel que soit le vocabulaire utilisé, que ce soit pour dénigrer ou valoriser, cela n’a pas une grande importance) c’est le fait que c’est par la participation, par l’adhésion à un cadre, que ce soit une synagogue ou une association, qu’on se retrouve Juif entre Juifs, avec des Juifs alors que cela n’existe plus en Israël. Sociologiquement, la structure immédiate à laquelle on est appelé à s’intégrer en Israël c’est la municipalité et pas du tout la communauté. Bien sûr, il existe des synagogues et elles proposent aussi des activités (études, sorties, réunions…) mais cela n’a rien à voir avec la notion de « communauté ».

La leçon de la sortie d’Egypte

Je reviens à mon propos qui est celui de la foi et celui de la loi. La alya, qu’elle soit individuelle ou collective, est un mouvement de sortie d’exil. Or, la situation de sortie d’exil a déjà été décrite dans la Thora. Cette migration d’un peuple qui quitte un territoire sur lequel il se trouvait – en situation positive, négative, malheureuse c’est un autre sujet, bien qu’il soit important –, nous est déjà connue traditionnellement. Nous avons là une première grille de lecture pour une analyse de la situation. Est-ce que du point de vue de la Thora la sortie d’Égypte a été un événement à caractère religieux ou un événement à caractère politique, c’est-à-dire laïque ? (Pour autant que ces mots aient un sens…)

Les Hébreux qui étaient en Égypte n’étaient pas « religieux ». Les midrachim qui en parlent nous enseignent qu’ils étaient tout aussi idolâtres que la société ambiante. Par conséquent, du point de vue des critères de ce que la Thora accepterait de considérer comme de la religiosité vraie, les conditions n’étaient pas remplies. Mais ces mêmes midrachim enseignent aussi que ce peuple a été sauvé par le mérite d’un certain nombre de conduites : ils n’avaient pas changé leur nom, ils n’avaient pas changé leur langue, certains disent qu’ils n’avaient pas changé leurs vêtements… ils avaient donc conservé des critères d’identification que l’on peut qualifier de « nationaux » et pas du tout des critères d’identification par des croyances. Ils avaient conservé également le souvenir d’une promesse qui avait été faite à leurs pères : « oui, vous serez exilés mais oui, vous rentrerez chez vous. » C’est l’annonce faite à Abraham par Dieu. « Sache que ta descendance sera exilée dans un pays qui ne leur appartient pas…, mais ils reviendront ici. » La mémoire traditionnelle des Hébreux en Égypte c’est que le temps viendrait où nous pourrons rentrer chez nous et les Hébreux avaient foi en cette promesse. C’est d’ailleurs le sens exact du mot « foi » dans la Thora : la confiance dans la réalisation d’une promesse. La première fois où le terme apparaît c’est lorsqu’Abraham se plaint d’une manière un peu amère de n’avoir pas d’enfant. Dieu lui dit : « ne crains rien, Je vais tout te donner » et Abraham répond : « Que peux-Tu me donner, puisque je n’ai pas d’enfant ? » Dieu lui affirme : « Tu auras un enfant » et Abraham commence par ne pas pouvoir y croire jusqu’au moment où il finit par accepter d’y croire ; cela veut dire qu’il croit à la promesse d’une descendance. Donc la croyance, la foi dans les catégories de la tradition d’Israël ce n’est pas la foi en Dieu, car la tradition d’Israël sait que cela ne veut rien dire – car, pour avoir foi en Dieu, il faudrait savoir ce qu’Il est ou qui Il et, comme le disait Monsieur Gordin après la guerre (tel que cela a été rapporté par Manitou), de nos jours, un athée ce n’est pas quelqu’un qui ne croit pas en Dieu, parce que celui qui y croit et celui qui n’y croit pas, ne savent pas de quoi ils parlent ; un athée, c’est quelqu’un qui ne croit pas à la réalité du mal. Nous retiendrons donc cette définition : la foi, c’est la confiance dans la réalisation d’une promesse.

C’est donc la foi en l’avenir de notre propre histoire. D’une certaine manière, la foi est en fin de compte un critère ou un caractère plus national que religieux. Avoir la foi de ce point de vue-là, ce serait s’identifier en tant que Juif, s’identifier en tant que voulant continuer à rester Juif.

Mais je dois immédiatement corriger cette formule. S’il faut venir en Israël pour donner une chance d’avenir à notre identité, cela signifie que l’identité juive d’exil s’avère caduque. Plus exactement, il faut réintégrer dans nos manières de penser le fait que l’identité juive est apparue comme telle en Perse, au temps d’Assuérus. C’est une manière d’être de conservation et de préservation des acquis, voire de leur approfondissement, mais dans la conscience d’une manière d’être secondarisée, nécessairement provisoire même si elle est appelée à durer, parce que nous ne savions pas pour combien d’années, de siècles ou de millénaires nous resterions en exil.

Venir en Israël signifie donc assumer le fait que pour garantir la pérennité et l’avenir d’Israël, l’effort qui doit être fait consiste à redevenir Hébreu (sans oublier, certes, que nous sommes d’origine juive…).

Les deux rôles de Moïse

Nous n’en avons toutefois pas fini avec la Sortie d’Égypte. Voilà que nos Hébreux se retrouvent au Sinaï. Laissons de côté les raisons pour lesquelles ils s’y trouvent. Dieu dit à Moïse : tu as un message à faire entendre aux Enfants d’Israël, à savoir « vous serez pour Moi une société de prêtres et un peuple saint. Telles sont les paroles que tu diras aux Enfants d’Israël. » Rachi commentant ce verset dit : « c’est cela que tu leur diras ; ni plus ni moins. » Ce verset laconique contient toute la Thora. Moïse rapporte ces paroles à Israël et reçoit la réponse bien connue : « tout ce que Dieu a dit, nous le ferons. ». Félicitations. Le peuple accepte… Pas du tout ! Nous avons traduit trop vite, trop pieusement, trop religieusement. Il faut lire : Si c’est Dieu Lui-même qui nous le demandais, bien sûr que nous l’accepterions, mais pourquoi devrions-nous te croire, toi Moïse !? Pourquoi ? Parce que ce que tu nous dis là est en porte à faux avec la promesse qui nous a été faite. La promesse qui nous a été faite est que nous serions exilés et que nous rentrerions chez nous. Et tu viens toi, maintenant, nous parler de peuple de prêtres et de nation sainte. D’où cela vient-il ? Alors, si c’est Dieu qui le dit, c’est Dieu qui le dit. On ne discute pas. (Et peut-être avons-nous ici une deuxième dimension, peut-être psychologique d’un aspect de la laïcité qui consiste à dire, si Dieu nous le disait nous l’accepterions. Mais puisque nous n’entendons pas Dieu nous le dire, nous avons un problème ; le doute, l’incertitude.)

D’où savons-nous que telle a vraiment été la réaction d’Israël ? Nous le savons par la suite du texte. Moïse rapporte les paroles du peuple à Dieu. Dieu a-t-il besoin de Moïse pour savoir ce que le peuple a dit ? N’est-il pas omniscient. Rachi explique : Moïse veut justifier les paroles du peuple. Le peuple veut entendre Dieu lui parler – et il a raison. Celui qui entend de la bouche du roi n’est pas comparable à celui qui n’a entendu que le messager.

Dieu dit donc à Moïse : « Je vais venir à toi dans l’opaque de la nuée de telle sorte que le peuple m’entende te parler et en toi aussi ils auront foi à jamais. » Soit dit en passant, cela aussi le peuple le refusera. Le peuple ne veut pas entendre Dieu parler à Moïse, il veut entendre Dieu lui parler à lui. Cette crise autour de la personnalité de Moïse s’énonce dans la Thora par le fait qu’au moment de la traversée de la Mer Rouge nous avons un verset qui nous dit « et le peuple eut foi en Dieu et en Moïse son serviteur. » La foi en Moïse en tant que « serviteur de Dieu » – donc en tant que personnage politique ayant œuvré pour la libération d’Israël – était acquise. Alors que signifie le verset où Dieu dit à Moïse « Je te parlerai pour qu’ils m’entendent de telle sorte qu’en toi aussi ils aient foi à jamais. » Ils avaient déjà foi en Moïse serviteur de Dieu mais pas encore en Moïse, maître d’Israël.

Moïse serviteur et Moïse notre maître, ce ne sont pas les mêmes dimensions, les mêmes critères de la émouna. Le Moïse du Sinaï vient donner une loi. Nous devons intégrer dans notre conscience la nature de cette loi. Dieu a ouvert pour nous la porte vers la liberté. Nous devons désormais l’acquérir par notre effort propre. La loi de Dieu, la Thora, vise à nous rendre capables de réaliser par nous-même la libération dont la Sortie d’Égypte nous a montré le chemin. C’est une loi par laquelle nous sommes supposés parvenir à être ce que nous devons être, mais de le devoir uniquement à notre propre effort.

Cette conception des choses, c’est-à-dire cet enseignement de la Thora, peut-elle être qualifiée de religieuse si la religiosité consiste à s’en remettre en tout et pour tout à la Providence. Ou bien est-elle d’abord d’ordre moral et politique, même si elle possède aussi sa propre dimension spirituelle ?

[1] A propos de la définition de la conditiion de « olé hadash », je crois qu’on l’est tant qu’on ne parle pas l’hébreu parce que, malgré tout, c’est un des éléments de l’intégration possible lorsque l’on peut discuter avec un voisin, à brûle pourpoint, dans l’autobus, au supermarché, où quoi que ce soit, sinon cette barrière linguistique fait barrière identitaire.

 

Enseignant, traducteur et informaticien, a participé activement aux efforts de publication de la Fondation Manitou. Auteur de Israël, cinquante ans d’État, éd. Hirlé, Strasbourg, 1998.