« Les trocs des GAFA nous déshumanisent »

Nelly Soussan dirige Shushane &Co, une société de services spécialisée dans l’aide au développement de coopérations avec Israël dans l’innovation. Elle appelle à une réflexion sur l’éthique de l’innovation, qui devrait émaner d’Israël pour rétablir la centralité de l’humanité face au transhumanisme qui vient.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

Menora.info : Vous connaissez de l’intérieur le monde de la technologie et de l’innovation. Qu’est-ce qui vous préoccupe dans son évolution ?

Nelly Soussan : L’un des sujets qui m’inquiètent le plus c’est l’emprise des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), les marqueteurs technologiques, qui utilisent la technologie à des fins de vente et de marketing. Ce qui m’inquiète, c’est qu’ils mènent la danse de l’innovation, parce qu’ils ont une vision très claire. Ces nouvelles puissances, que l’industrie digitale contemporaine a enfantées à une vitesse fulgurante, nous présentent les avancées technologiques comme des progrès fantastiques vers le meilleur des mondes. Il y a pourtant bien de quoi s’interroger sur les conséquences. Elles sont en effet nombreuses, profondes, étendues et parfois absolument effrayantes, en particulier au regard des mutations anthropologiques qu’elles sont susceptibles d’engendrer. On appelle aussi les GAFA, les transhumanistes. Leur but est de connecter l’homme à la machine de manière complète, d’augmenter l’homme par la machine, en créant un homme bionique, sauf que c’est moins gentil que  dans le monde des séries télé « Super Jamie » et « l’Homme qui valait trois milliards » ! Leur but n’est pas de sauver le monde, même s’ils nous appâtent par ce que j’appelle des trocs irrésistibles, c’est-à-dire des propositions de valeur qu’on ne peut pas refuser. Dans leur vision qui justifierait l’homme augmenté, il y a le fait que l’on va être immortel, pouvoir consacrer beaucoup plus de temps aux loisirs. Donc, notre vie sera beaucoup plus facile, beaucoup plus agréable. En réalité, il me semble que leur finalité est de nous connaitre au maximum, pour pouvoir nous aliéner, même si ce n’est pas dit ainsi, à des fins de marketing et de vente. C’est-à-dire pouvoir nous pousser toujours plus à consommer. Et plus ils nous connaitront, plus ils nous maitriseront et pourront nous pousser à faire un maximum d’achats. Ils nous transforment en consommateurs aliénés. On pourrait dire que c’est une vision qui n’est pas dangereuse. Ils ont beau vouloir, rien ne nous dit qu’ils y arriveront. Sauf qu’aujourd’hui on les voit nous rapprocher, nous les consommateurs, toujours plus de cette vision. Pour cela, ils nous rendent toujours plus dépendants de la machine et nous rapprochent toujours plus d’elle.

Comment se passe ce processus d’addiction ?

Pour nous rendre toujours plus dépendants sur tous les plans, même psychologiquement, les GAFA encouragent et facilitent le développement d’applications et d’outils qui fonctionnent essentiellement sur un modèle de « freemium », comme WhatsApp ou Facebook, Gmail, qui sont des outils gratuits pour le consommateur. Nous devenons de plus en plus dépendants de ces instruments extrêmement pratiques, voire incontournables dans l’activité professionnelle. Or, ces outils peuvent collecter, puis exploiter beaucoup d’information sur nous. Ils ont des algorithmes qui sont déjà très puissants et qu’ils sophistiquent toujours plus. Ils analysent nos comportements, fichent tous nos faits et gestes et nous « apprennent ». Ils n’apprennent pas seulement nos habitudes mais aussi nos émotions et la corrélation entre les deux. Certains de ces algorithmes peuvent déjà dire dans quel état d’esprit nous sommes en fonction par exemple de l’intensité de notre voix, notre regard…

Avec comme seul moteur, une vision consumériste ? Rien d’autre ne vient alimenter ce mécanisme ?

Officiellement non. Après on peut mettre en question par exemple la sincérité du patron de Google quand il dit qu’il veut nous rendre service en donnant plus de temps à nos loisirs. Prenons l’exemple de la voiture autonome, où Google a vraiment été en première ligne. L’objectif affiché est de passer moins de temps à conduire et plus à nos loisirs. Mais ce temps consacré aux loisirs, c’est du temps connecté à la voiture connectée, qui n’est rien d’autre qu’une espèce de téléphone ambulant, dont ils prélèvent des données. Et c’est leur but. Google a appliqué la même logique lorsqu’il a développé ses Google Glass, l’ancêtre préhistorique des lunettes à réalité augmentée, qui superposent de la réalité sur notre réalité, donc de l’information, des images, etc. Cela rend notre vie plus informée, mais aussi plus ludique. Il s’agit en apparence de nous rendre service, de nous amuser et aussi d’améliorer notre sécurité, par exemple sur la route. Mais en fait, pour eux c’est un stade supplémentaire vers la connexion homme-machine et pour nous rendre toujours plus dépendants. Tout comme aujourd’hui on ne peut plus se passer de son téléphone, demain, quand on en aura pris l’habitude, on ne pourra plus se passer de la réalité augmentée. C’est d’ailleurs la grande priorité actuelle des GAFA, qui investissent des milliards dans la réalité augmentée. Quand on se sera accoutumé à ces lunettes, il n’y aura qu’un pas de confort et de facilité à faire pour en arriver à connecter complètement l’homme à la machine. C’est un peu comme le fait une secte, où l’on vous fait glisser toujours un peu plus vers ce qu’on veut vous faire adopter. Chez les GAFA, sans être conspirationniste, il y a une vision à long terme dans laquelle ils croient profondément. Ils ont une Université de la singularité qui porte cette vision et tous ce qu’ils font pour l’instant confirme le sens de cette vision.

Cela passe uniquement par une consommation d’information ?

Non. Un autre exemple de troc irrésistible qui rapproche l’homme de la machine et qui va dans le sens de l’homme augmenté, c’est le développement des nano-cellules, qui vont se connecter à nos cellules, pour suivre leur évolution afin d’anticiper les maladies. Google investit aussi énormément d’argent dans les nanotechnologies. C’est un troc irrésistible, l’idée que demain on pourra prévenir et à terme guérir les maladies. C’est là qu’entrent en jeu le Big Data et le Deep Learning, c’est-à-dire la collecte et l’apprentissage constant à partir de toutes ces données avec une puissance de calcul énorme, de manière à pouvoir faire des calculs plus puissants et pouvoir suivre simultanément plusieurs entités. Quand on a l’information d’une masse, on est encore plus efficace pour comprendre les mécanismes d’une maladie et contribuer à l’éradiquer. On a donc des arbitrages terribles à faire sur ce que l’on veut pour demain. Est-ce qu’on veut qu’un Google puisse nous « algorithmer » complètement et savoir jusqu’à la moindre cellule comment fonctionne notre corps ?

Ces arbitrages, qui a compétence ou capacité pour les effectuer ? Est-ce que les Etats, en tout cas les Etats démocratiques ont encore leur mot à dire ? Qui peuvent être les acteurs face à ces GAFA ?

Il faudrait que ce soient les Etats. Mais aujourd’hui les GAFA sont déjà des Etats dans l’Etat, et même davantage. Ce sont des entités transnationales, qui échappent à tout contrôle de l’Etat. A ce propos, il sera intéressant de voir comment les GAFA vont réagir si le gouvernement français va au bout de sa volonté de les taxer. Car il n’est pas dans leur intérêt de laisser faire un pays comme la France. Jamais aucun Etat n’a eu autant de puissance que Google ou Amazon. D’ailleurs jamais personne n’a été aussi riche que les patrons des GAFA, ou en tout cas ne s’est enrichi aussi rapidement. Ils sont dans des paradis fiscaux, ils échappent à l’impôt et ils ont les moyens de faire payer cher quiconque tenterait de s’opposer à leur puissance. A cet égard, je recommande vivement la lecture de l’article du patron du groupe de presse Axel Springer, « Pourquoi nous avons peur de Google »[i].

Alors quel type de limitation peut-on développer pour préserver les droits fondamentaux, les libertés individuelles ? Est-ce qu’un Etat est en mesure aujourd’hui de garantir ces droits à ses citoyens dans un cadre législatif ou constitutionnel ? Est-ce encore réalisable ?

Je pense que cela ne peut passer que par un consortium d’Etats et en particulier les Etats qui ont du poids, comme les Etats-Unis. On peut aussi regarder ce que fait la Chine, qui est en train de créer ses propres GAFA comme une alternative. Elle est en train d’essayer de gagner cette guerre par les téléphones mobiles avec ses propres marques Huawei et Xiaomi, dotés de leurs propres systèmes d’exploitation. Ce sont des moyens de collecter l’information et d’espionner le citoyen. On se dirige donc vers une guerre mondiale à l’information. On peut encore rappeler que les Etats-Unis, via l’agence de la NSA, avaient réussi à contraindre les GAFA à leur remonter de l’information. C’est pour cela que l’Union Européenne essaie aussi de s’organiser et d’investir l’intelligence artificielle et ses outils pour éviter d’être dans une totale dépendance des GAFA dans ce domaine.

L’intelligence artificielle, c’est le grand enjeu du moment ?

Les GAFA sont en train de développer leurs propres outils, qui favorisent le développement de nouvelles technologies fondées sur l’intelligence artificielle. En Israël par exemple, les GAFA ont des centres de recherche et développement qui leur servent de plateformes de veille sur tout ce qui se passe dans le pays, de façon à capter l’innovation et à racheter ensuite les entreprises qui leur semblent intéressantes, pour embarquer ces technologies dans leur dispositif. On assiste d’ailleurs à un processus très dangereux de synergie entre la dynamique des GAFA et le fait qu’aujourd’hui, la plupart des innovations contemporaines sont axées sur l’intelligence artificielle. Même si ces innovations n’ont pas la même vocation que les GAFA. Elles cherchent seulement à collecter puis faire parler de facon intelligente, en les croisant, un maximum d’informations à des fins opérationnelles. Par exemple, dans la cyber sécurité, l’intelligence artificielle peut être utilisée pour apprendre le « business as usual » (mode habituel) de communication entre des systèmes – tels que systèmes internes d’un véhicule, incluant ceux opérés par le conducteur – afin de déceler tout mouvement informatique inhabituel qu’une intrusion dans ces systèmes provoquerait. Mais ce faisant, ces données collectées, toujours plus nombreuses, si elles tombent entre de mauvaises mains, peuvent être réutilisées à des fins moins nobles.  

C’est justement cette évolution qui est inquiétante.

Les GAFA deviennent effectivement des puissances politiques que personne ne contrôle. Pour l’instant, cela se passe surtout sur le plan commercial et l’on ne sent pas trop leur pouvoir politique. Mais demain, ils peuvent se mettre à l’exercer, à s’engager politiquement pour servir leurs intérêts et montrer leur puissance. Ou bien ils peuvent être détournés par le politique, comme on l’a vu avec la NSA aux Etats-Unis. Je pense donc que les citoyens doivent aussi réagir. Il doit y avoir une révolution citoyenne. Il y a des mouvements qui s’emparent du sujet. Malheureusement, ceux qui ont actuellement pris le leadership intellectuel sur ces questions critiques, dans le monde et en France en particulier, sont des mouvements d’extrême gauche et écologistes, principalement sous l’angle de l’anti-américanisme et de l’anticapitalisme, et peut-être bientôt de l’antisionisme

Dans une lecture de société économique de libre-échange, cela ne choque personne que des entreprises veuillent faire du profit. Il est donc logique que les seuls que cela hérisse soient à l’extrême-gauche. N’y a-t-il rien d’autre qui émerge en termes de prise de conscience politique ?

Si. Ce qui émerge c’est la notion de vie privée, de confidentialité des données. Les Français sont très porteurs de ce sujet-là. Il y a une réglementation européenne, le RGPD, qui vise à obliger les entreprises à définir comment elles vont protéger les données personnelles. Mais malgré tout, cela ne préserve pas le citoyen de l’aliénation, de l’exploitation de ces données. En Israël par exemple, existe la possibilité de croiser des données cryptées pour les faire parler quand même, à des fins commerciales. Le gros problème, c’est que les GAFA savent encore rendre irrésistible leur troc. Par exemple, Alexa, la box d’Amazon, qui est dans la maison, à laquelle on peut poser des questions, qui va nous répondre, écouter nos commandes, etc. est en train de se répandre dans les foyers alors que c’est un moyen supplémentaire d’espionner tous les faits et gestes de ses utilisateurs. Et c’est fou de voir, alors que les gens le savent, qu’ils en parlent, eh bien qu’ils l’adoptent quand même ! Parce que cela joue sur la facilité et le gain de temps. Le citoyen va se retrouver dans un arbitrage qui est : jusqu’où est-ce que je peux aller dans l’envie de facilité, face à la préservation de ma vie privée ? Ce que j’appelle la transparence. Jusqu’où puis-je être transparent et laisser quelqu’un m’espionner, me connaitre mieux que moi-même ?

C’est ce qui va se produire à terme ?

Prenons l’exemple donné par Yuval Harari : demain, si je suis un adolescent de treize ans et que j’ai des tendances homosexuelles, les algorithmes le détecteront avant que moi-même j’en prenne conscience. Sachant que ce qui est encore plus dangereux, c’est que les algorithmes ne servent pas seulement à nous étudier, mais à tirer des conclusions pour nous pousser dans une certaine direction. Et même si cette direction est commerciale, elle s’assortit aussi d’une façon de penser. Ainsi, depuis que j’ai mon nouveau téléphone, j’ai régulièrement des alertes dont je ne savais pas d’où elles venaient. En fait, c’est Google qui me propose toute la journée des articles, qui correspondent à ce qu’il entend de ce que je dis, dont il pense qu’ils correspondent à ce qui m’intéresse. Ce sont des algorithmes qui raisonnent. Alors, ils raisonnent d’une manière encore assez simple, mais sont appelés à devenir de plus en plus sophistiqués. Parce qu’ils ont une logique de pensée structurée, ils peuvent induire des circuits neuronaux. Ces algorithmes vont contribuer à créer des prismes cognitifs et comportementaux.

On est donc dans un paradoxe. L’impression d’avoir des outils au service de son individualité, de son épanouissement, de son confort de vie, alors qu’en réalité, ce sont des outils qui ont vocation à supprimer l’individualité, pour manipuler l’individu ?

Pour parler en termes psychologiques, de n’être plus qu’un objet de projection de quels consommateurs nous sommes et de ce qu’il nous faut. On est dans un processus de ludification. C’est par le jeu, que les GAFA font entrer la réalité augmentée dans notre vie. On est invité à s’amuser toujours plus, à toujours plus de facilité, à se sur-stimuler toujours plus. On nous addicte par des processus de stimulation de la zone de plaisir. Prenons l’exemple du jeu Candy Crush, l’un des premiers à avoir rapidement rapporté plusieurs centaines de milliers de dollars par jour à ses concepteurs. Il fonctionne sur nos instincts primaires. Le joueur casse des briques et ça explose comme des feux d’artifice. Cela stimule la zone de plaisir en jouant sur notre désir de toute-puissance. Nous devenons des consommateurs qui nous amusons de plus en plus, qui comblons notre angoisse du vide par le jeu, la stimulation, le sentiment de puissance et par la tendance à la facilité.

Comment se manifeste cette tendance ?

On se rend compte que les outils addictifs comme les réseaux sociaux consomment beaucoup de temps. C’est aussi une part de ce que font les GAFA pour capter du temps disponible de cerveau de consommateur. On n’arrive plus à prendre du recul et à penser parce qu’on est placé dans l’immédiateté, la sur-stimulation, au moyen  de notifications qui nous rapatrient sans cesse sur des applications. Cela fait de nous des citoyens de moins en moins libres, non seulement parce que les GAFA nous connaissent mieux et nous contrôlent mieux, mais aussi parce que nous nous appartenons moins. Donc, on a le choix entre ce qu’on veut garder de tout cela et glisser dans un système, où l’on peut ne plus s’appartenir du tout.

Ne plus s’appartenir du tout, c’est-à-dire ?

Des gens qui seront prêts à être augmentés, à être « bionisés » au niveau cérébral, sachant que l’on progresse beaucoup vers la connexion de l’homme à la machine. On pourra voir demain des gens accepter cette connexion par désir de puissance augmentée, avec tout ce que cela implique de dépendance vis-à-vis de ceux qui maitrisent la partie technologique de cette augmentation.

Quelle est la population la plus exposée à cette évolution ?

Les enfants et les adolescents sont le maillon faible par lequel les GAFA attaquent. Ce sont eux qu’ils addictent en premier, en faisant d’eux des lanceurs de modes. Cela crée chez ces enfants des symptômes assez terribles de tendances autistes, d’une entrée dans une adolescence enfermée, pour peu que les parents ne soient pas en permanence derrière eux, à les obliger à sortir des machines et des applications auxquelles ils sont addictés. Ce sont des enfants qui s’enferment dans un monde virtuel, qui vivent une grande partie de leur vie virtuellement, sachant que les jeux sont de plus en plus en réseaux, ce qui leur donne l’illusion de prolonger l’amitié autour d’un jeu. Ils peuvent donc faire leur adolescence virtuellement, avoir le sentiment de devenir des adultes et d’être puissants par les réseaux. Par exemple, on peut citer l’application « Ask Me », où chacun peut poser des questions à l’autre, qui devient alors quelqu’un dont la parole a une influence. Ce faisant, les adolescents communiquent beaucoup moins avec les parents. Ils se confrontent moins à la réalité du monde. Par ailleurs, les réseaux sociaux sont un monde où domine la violence relationnelle. Quand on est derrière un ordinateur, on se permet infiniment plus que dans un face à face. Les réseaux sont le lieu d’un déversement d’impulsivité, de violence relationnelle, d’antisémitisme débridé. Nos enfants grandissent exposés à cette violence très jeunes et de plus en plus jeunes. Et cela devient très dur pour les parents de suivre, parce que les GAFA et consorts menant tout le temps la danse, les enfants enchainent d’une application à une autre. Les parents doivent investir de plus en plus de temps pour faire en sorte de suivre ces applications auxquelles sont connectés les enfants. Et s’ils veulent avoir l’autorisation de s’y immiscer et de les limiter en étant face à des enfants victimes d’addiction permanente, c’est un défi énorme pour eux en termes d’éducation. La première chose à faire est donc d’éduquer les parents à ces enjeux, de leur permettre d’avoir une vision globale et de les faire réfléchir sur la façon de créer des capacités de libération et de liberté chez les enfants.

Il faut donc les aider à développer l’esprit critique, l’analyse, tout ce qu’ils ne sont plus en mesure d’utiliser.…

Oui, car tout ce qu’ils voient c’est un enchainement d’événements. Et dans un monde où les parents doivent travailler beaucoup pour gagner leur vie parce que sinon, à quarante ans et plus on est considéré comme bon à jeter, il faudrait donner une réponse sociale. Par exemple, faire en sorte que les parents puissent travailler moins, que l’on valorise plus les quarantenaires,  pour que les jeunes parents aient plus de temps à consacrer aux enfants. Il faut aussi que les parents eux-mêmes consacrent beaucoup moins de temps à être connectés ! Cela passe par la prise de conscience de leur propre addiction. Mais aujourd’hui on voit de jeunes mamans promener leur bébé dans leur poussette en ayant un œil sur l’écran du téléphone. Et les bébés qui sollicitent les parents par des gazouillis ou des regards, et la mère qui reste absente sur son téléphone…

Une réponse par l’éducation, concrètement ça veut dire quoi ?

Il faut que des groupes de réflexion se mettent en place. Mais pour l’instant, je n’en vois pas beaucoup. En revanche, ce que l’on voit en Israël, c’est que dans le monde de la high tech, on développe la méditation, dont Yuval Harari est l’emblème suprême. On voit cela aussi à San Francisco. Qu’est-ce que c’est que la méditation ? C’est réinjecter du vide dans un espace hyper-rempli et sur-stimulé. C’est quelque part finalement recréer une capacité de liberté. Commencer à essayer de reprendre le contrôle. Mais c’est un environnement sans spiritualité, parce que justement ce monde d’innovation en est dépourvu. C’est un environnement entièrement consumériste.

Vous pensez qu’un tel processus peut  partir d’Israël ?

Oui. Il doit même être le centre névralgique de cette réflexion. Comment on pense ces enjeux-là et qu’est-ce qu’on fait par rapport à tout ça, en tant qu’Etat juif. Là, on touche à une difficulté : qu’est-ce que c’est que le judaïsme en Israël, comment est-il perçu ? Il me semble qu’en Israël, on a deux mondes. Un monde agnostique et profane qui rejette la religion en bloc. Et un monde de religieux, qui pense sans doute ces choses-là, mais en général dans ces milieux, on touche vite à un degré d’orthodoxie qui est fort et où la religion a une vocation avant tout communautaire. C’est là que le judaïsme français, le courant porté par l’école de Paris, qui voit le judaïsme comme un  moyen de penser le monde et pas seulement régir la vie en communauté, a sa place. Je pense que nous, les Franco-israéliens, issus de la double culture, devons être porteurs d’une part de cette réflexion. On a la pensée juive qui, même si on lit la Bible au premier degré, nous apporte des réponses. Si on commence par Béréchit, Dieu, qui avec la création, nous a faits créateurs. On n’est pas en train de dire que l’innovation ce n’est pas bien. L’innovation est au cœur même de la pensée juive, où cette création – qui est d’ailleurs une co-création, puisqu’on n’est jamais seul, même si Dieu s’est retiré – a un sens. C’est une création qui a pour but de faire advenir un monde d’humanité, avec un grand H. Et le transhumanisme, pour moi, c’est un monde déshumanisé, qui nie le judaïsme. Un monde où l’on perd sa liberté. L’autre nom de Dieu, c’est Chaddaï « Che’amar Daï Leolamo » « , [qui a dit ‘assez !’ à Son monde] c’est-à-dire que Dieu lui-même, qui est tout-puissant, s’est autolimité pour faire de la place à l’homme. Alors, que les GAFA eux, sont dans une logique de toute-puissance et entrainent l’être humain dans cette logique de toute-puissance, jusqu’à se prendre pour Dieu. Je parle, ça réagit; je veux, c’est tout de suite. Pour pouvoir jouir de l’innovation pour le monde à long terme, il faut être capable de s’autolimiter si on veut faire des arbitrages.

Est-ce que vous percevez ces questionnements dans les relations que vous avez avec les entrepreneurs de la high tech israélienne ? Existent-ils ou est-ce qu’ils ne sont pas encore à l’ordre du jour ?

Cela s’entend, mais souvent de la part d’Israéliens juifs qui ne mobilisent pas leur judaïsme. Comme s’il y avait une dichotomie entre le monde technologique et le monde spirituel, alors qu’en fait, cela va de pair. On voit aussi dans la Torah, dans Béréchit, quand l’homme et la femme ont été créés, l’épisode de l’arbre de la connaissance. Ce que nous enseigne la Torah, c’est que lorsqu’on veut tout savoir, c’est le péché originel, qui crée la stérilité. Et c’est le rêve des GAFA de tout savoir sur tout le monde. Je pense que le judaïsme a des réponses à nous apporter sur comment gérer l’époque dans laquelle nous vivons. Et cette époque marque une rupture avec le passé.  Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’innovation, qui a toujours existé. C’est l’intensité de l’innovation. Nous sommes dans une ère de disruption technologique permanente. C’est Yonatan Adiri, le directeur de la technologie de Shimon Peres, qui avait dit, lors d’une conférence en Israël pour les entrepreneurs, « bienvenue dans un monde de révolution de disruption permanente ». Il montrait que nous sommes entrés dans un monde où les disruptions se multiplient et deviennent chroniques. Nous sommes dans un monde d’accélération exponentielle de l’innovation disruptive. Cela accrédite la thèse d’un monde de crises permanentes, de transformations très profondes d’habitudes, de façon quasi incessante et toujours plus fréquente. Et ce qui est difficile pour l’être humain, c’est qu’il n’est pas préparé à s’adapter à autant d’innovations révolutionnaires. Donc, notre Torah doit nous permettre aussi de réfléchir à comment on fait pour s’adapter. On ne réalise pas qu’en l’espace de deux générations, on est passé dans un autre monde, une autre ère.

Vous voyez donc dans le judaïsme des éléments susceptibles de mieux comprendre ces bouleversements et de s’en prémunir ?

Oui. Je pense aussi par exemple à l’idée du cachement. Quand le fils de Noé voit la nudité de son père. Il ne faut pas tout dévoiler.

D’ailleurs lorsque vous aviez évoqué la transparence de l’homme face à la machine, je voulais vous parler de nudité. La transparence, c’est plutôt l’invisibilité. Alors que là, c’est plutôt l’exposition suprême, celle de la nudité.

Tout à fait. Vous avez raison. Le terme de nudité est encore plus adapté. C’est pour cela qu’aujourd’hui il faut absolument prendre du recul et avoir une réflexion éthique. C’est notre devoir de Juifs de nous emparer du sujet, parce que l’extrême-gauche a déjà commencé à le faire au niveau mondial. Elle a pour l’instant une sorte de quasi-monopole d’une réflexion qui concerne tout le monde. Elle a un positionnement qui peut plaire à beaucoup et l’on sait que quand ces mouvements prennent de l’ampleur, ce n’est jamais bon. C’est une des raisons pour lesquelles je pense que la réflexion juive qui émanera d’Israël intéressera le monde entier, parce que dans la « nation startup », que certains appellent aussi couramment « l’Etat hébreu », nous sommes aux premières loges pour voir ce que sera le monde de demain. J’espère beaucoup que ce numéro de Menora servira de rampe de lancement, d’amorce d’une réflexion et d’un débat entre penseurs de différents horizons sur ce sujet, si vaste et important, sur l’impact de cette course à l’innovation, dans laquelle le monde entier est entraîné.


[i] https://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/mathias-doepfner-s-open-letter-to-eric-schmidt-12900860.html

CEO de Shushane & Co, une société de services spécialisée dans l'aide au développement de coopérations avec Israël dans l'innovation.