Les limites de l’antispécisme

Le travail de sape exercé sur les fondements de la tradition judéo-chrétienne par la pensée « moderne », dont Derrida est le repère le plus influent, est parvenu à remodeler notre univers, et jusque dans ses formes architecturales, urbanistiques etc., adaptées à un effacement de la différence ou de la hiérarchie entre les êtres. Non moins remarquables sont la théorie du genre, qui nie la différence essentielle des deux sexes, mais encore l’« antispécisme », qui voit dans l’animal, toutes espèces confondues, non pas seulement l’ami ou le voisin de l’homme, mais un individu égal à ce dernier, que l’on doit respecter en tant que tel et qui aurait la même valeur sur le plan de l’être. Ce credo antispéciste prône des changements d’habitudes, d’abord culinaires et vestimentaires, facilement imaginables. Mais surtout, malgré les bonnes intentions apparentes qui le portent, il discrédite le microcosme humain, défini par la ou les grandes traditions comme une émanation ou une représentation des principes divins de la création. Les adeptes de cette mouvance évitent de soulever cet écueil (si c’en est encore un aujourd’hui ?) en désignant comme l’objet de cette remise en cause l’anthropocentrisme, dont les connotations religieuses sont plus floues. Eux-mêmes semblent repenser en faveur des animaux l’attention toute chrétienne pour le « prochain ». Leur discours a parfois les airs d’une redécouverte de l’Unité première, mais l’exclusion des préoccupations spirituelles qui le caractérise ne permet que d’y entendre un effet de l’égalitarisme le moins favorable aux différences religieuses.

 

Des Juifs, de la Shoah et des abattoirs

Les enjeux sociopolitiques de ce discours se révèlent dans l’opuscule de deux chercheurs italiens gagnés par cette mouvance, qui ont adopté la forme épistolaire pour leur apologie de l’antispécisme ; — un ouvrage traduit par eux-mêmes, dans un français très approximatif : Un art pour l’autre. L’Animal dans la philosophie et dans l’art[1]. La faille est moins dans le silence préoccupant sur les rituels sanglants musulmans, si peu compatibles avec les idées que défend cet ouvrage — cette lacune est quasi générale parmi les chercheurs du même bord— que dans quelques allusions éparses à la Shoa. La banalisation de la Shoa, rapprochée de la souffrance animale, est déjà un coup porté à la judéité, sinon au judaïsme. Si le texte de ces lettres ne mérite pas une exégèse philosophique, malgré les innombrables références à tel ou tel grand philosophe, son survol poétique (en soulignant certains motifs ou énoncés), permet de sentir cet enjeu occulte de l’antispécisme (une appellation dont la ressemblance phonique avec l’antisémitisme ne serait pas si fortuite).

 

Le credo antispéciste participe à la déconstruction de l’être, dont résultent les comportements flottants de la société nouvelle, avec sa politique d’acceptation qui ne distingue plus le loup de la brebis égarée. Ce phénomène qui retentit dans divers domaines de la culture n’implique rien moins qu’une négation de la personne, négation dont Schopenhauer et C.-F. Ramuz ont autrefois dénoncé la dangereuse emprise. On peut parler d’une transmutation de l’antisémitisme, qui cette fois concernerait tous les hommes. Cette idée se vérifie dans l’ouvrage dont je parle, guidé par une idéologie que révèlent aussi bien la dilution des limites individuelles d’un être humain et d’un chat ou d’une luciole, que la violence des tremblements de terre qui, dans une lettre où s’étagent des notations dont le rapport est probable, donne une sorte de légitimité naturelle aux attentats du 11 septembre, évoqués après les horreurs de Treblinka à propos de la violence des abattoirs. Ces derniers sont-ils surtout fustigés en raison de leur vague lien avec les préoccupations du Lévitique ?

 

Le judaïsme, ou du moins le thème juif, n’occupe qu’une très petite place dans cet ouvrage de Leonardo Caffo et Valentina Sonzogni. Ces deux chercheurs, dans le domaine de la philosophie et de l’histoire de l’art, semblent avoir vu dans l’antispécisme un moyen de dépasser en vigueur  la déconstruction officiellement inaugurée par Derrida, souvent cité dans leur ouvrage. Ils reprochent en effet à Derrida d’être « incapable de déconstruire soi-même »[2], pour des raisons culinaires, que je n’ai pas la capacité de discuter.

 

Cette défense outrancière de la cause animale participe en effet à la désacralisation — un aspect de la « déconstruction ». Dans plusieurs lettres, l’alternance du thème des abattoirs avec celui, moins récurrent, de la Shoah, manifeste un non-dit, concernant la tradition religieuse de ces Juifs, qui ne sont évoqués ici que sous l’aspect de la « fumée » à laquelle Hitler les réduisait (lettre 2 : «De la métamorphose à l’hybridation »). Le « destin analogue » des Juifs et celui des victimes animales de la tauromachie ou des abattoirs n’est pas à l’honneur de ce qui justement différencie les Juifs des « côtelettes », c’est-à-dire leur tradition ; même si les hommes ne sont que des « animaux humains ».

 

La correspondante de Caffo, dans une de ses lettres, évoque Bataille, qui  « trace un parallélisme entre l’abattoir et la religion. »[3] On est bien près de penser que la « fumée » déjà soulignée se confond avec celles du Lévitique et autres livres sacrés prônant la pratique ou la pratique d’un sacrifice animal. Le passage comportant l’allusion à cette fumée suit une évocation louangeuse de Chomsky, un maître à penser de Caffo ; mais ce dernier lui-même, dans son domaine, véhicule une idéologie suspecte (ne serait-ce que dans l’ellipse de ce qui différencie le Juif et le bovin), peu conforme aux idées de Chomsky, pourfendeur des discours favorisant l’ordre établi (derridien, dans le cas présent).

 

Mon interprétation des détails de cette lettre est-elle plus conforme à la vision que Chomsky avait de la structure linguistique de l’esprit ? Quoi qu’il en soit, juste avant d’évoquer Bataille, V. Sonzogni dans la lettre 11 (« Petite histoire du centre commercial (et de l’abattoir, son arrière boutique) ») évoque, en exemple des retombées culturelles du consumérisme, une « église dotée d’un parking géant », aux apparences de centre commercial. On approuve son inquiétude, mais dans la suite du texte, à propos de Bataille, « les sacrifices d’animaux humains et puis d’animaux non humains », et l’allusion aux « abattoirs/temples souillés par le chaos des quartiers de viande, de fourrures, d’yeux et de sang », expriment une confusion anachronique des lieux de cultes (plus juifs que chrétiens) et des abattoirs modernes. Occultée dans cette lettre, la question juive prend son masque le plus pitoyable dans la réponse de Caffo  (12 : « L’abattoir comme gymnase »). Il y est question d’Hitler qui « s’inspira des boucheries pour ses camps de concentration »[4]. Suit l’évocation de l’invention de l’électrochoc par un Italien, moins inhumain ?

Recreusé dans un sens auquel certes ne songent pas les auteurs de ces lettres, le « parallélisme entre l’abattoir et la religion », pourrait donner une assise anthropologique à la réputation de l’Israël fasciste. On pourrait alors prendre au mot, dans le passage qui suit la précédente citation, cette phrase obscure à propos de la différence trop admise du « bourreau » et de la « viande » : « Une fois réalisée cette opposition, il faudra tout démonter rapidement, comme on a fait à Treblinka. » Le démontage derridien, dans la forme surenchérie à laquelle aspirent les auteurs de ces lettres, a des traits communs avec la négation, matérialisée dans Treblinka, de la personne ou de l’être selon la tradition.

 

Dans la suite de la même lettre 12, une allusion aux abattoirs de Chicago est précédée par celle des « Twin Towers qui s’écroulent, en emportant avec elles une période de paix, [et] du Mur de Berlin qui tombe, en balayant le communisme ». Cette évocation soulève de nombreux problèmes. Littéraux d’abord, avec les majuscules du « Mur de Berlin » qui le rapprochent des Twin Towers dans un effet de miroir préoccupant… Le « parallélisme » de la « période de paix » et du « communisme » (néfaste ?) n’est rien moins qu’ambigu.

 

Or, au lieu de s’interroger sur les mobiles des bourreaux du 11 septembre, l’auteur de cette lettre évoque aussitôt « les tremblements de terre » italiens récents qui prêtent donc leur sens de phénomène naturel à ce massacre aérien. Et Caffo d’évoquer le tableau de Klee Angelus Novus, adapté selon lui à la « marée de corps morts », victimes du tremblement de terre, d’après le début du paragraphe : « L’esprit s’envole rapide vers les tremblements de terre »… (Le motif des abattoirs encadre dans cette lettre les évocations contigües des Tours et des séismes.)

 

Ce tableau de Klee, peint en 1920, est aujourd’hui conservé au musée d’Israël, à Jérusalem. Caffo semble savoir que ce tableau inspira à Walter Benjamin un texte de 1940, évoquant le messianisme juif et le marxisme  (Caffo souligne les prétendues insuffisances de la pensée de Marx dans une lettre antérieure). Le tremblement de terre se substitue aux obstacles qui, surtout en 1940, purent défier le messianisme juif. Ce dernier est escamoté, dans le paragraphe suivant, au profit du messianisme des auteurs de ces lettres : « Nos lettres constituent un témoignage clair de cette souffrance… de cette manière nous faisons notre part. » Et l’esprit de Caffo revient immédiatement au « poids architectural des abattoirs », laconiquement associé aux Twin Towers un peu plus haut. Cet amalgame, typique des dérives intellectuelles entraînées par la déconstruction, peut distraire le lecteur de l’identité des agents du massacre du 11 septembre 2001, diluée dans la fatalité des tremblements de terre.

 

L’ellipse du thème musulman

La discrétion de Caffo à l’égard de l’islamisme (un mot absent de son ouvrage) conjure l’hostilité qu’il pourrait susciter. On s’étonne que rien ne soit dit dans cet ouvrage et en particulier dans cette lettre, des rituels sanglants, depuis longtemps oubliés chez les Juifs et qui, chez les musulmans, en raison de leur inadéquation ( ?) à un univers mondialisé, conjuguée à des tensions culturelles dont j’ai essayé de cerner ailleurs la complexité, ont sans doute joué un rôle inspirateur dans l’abattage des fameuses tours, parmi d’autres méfaits. Cette ellipse du thème musulman semble liée à l’évocation, un peu plus haut dans cette lettre, des « boucheries » d’Hitler. L’identité des terroristes est en effet gommée, comme est gommée la tradition des victimes de ces boucheries. Et si la violence des premiers s’apparente à celle d’un désastre naturel, le Dieu de la tradition dont rien n’est dit, se manifeste par des moyens similaires…

 

Juste entre l’évocation des Twin Towers et celle du tableau de Klee, la mention d’un film de Pasolini, Salò ou les 120 journées de Sodome doit être mise en rapport avec sa première évocation, dans la lettre 2 du même auteur qui, avant de citer Derrida, voit dans les « jeunes violés » du film une représentation des « jeunes d’aujourd’hui, comme toi et moi […] contraints de laisser l’art et la philosophie dans le tiroir des rêves, pour se consacrer au paradigme du “dépense/produis/crève !” »[5] Ces « jeunes violés » sont le masque déformé et trompeur des jeunes violents d’aujourd’hui, dont l’attentat du 11 septembre est toujours le modèle.

 

Si viol il y a, c’est encore celui du sens, avec l’identification de « toi et moi » à ces jeunes coupés de la culture où baignent pourtant si pleinement les deux épistoliers derridiens. Ces derniers projettent en fait sur ces jeunes un désir de destruction, plus masqué dans l’antispécisme que dans l’islamisme radical. Leur « militantisme » révolutionnaire (La lettre 9 est titrée « Militantisme et révolution ») s’apparente au rejet culturel que décident ces jeunes, crispés sur  les aspects les plus néfastes de leur culture d’origine. Le totalitarisme, but avoué de ce radicalisme, implique une dilution des différences identitaires, avec des prétextes spirituels fallacieux dont se dispense l’éthique uniformisatrice qui est celle des antispécistes, certes soucieux de ne pas donner à leur cause les traits d’un « antihumanisme ». Quoi qu’il en soit, ce rapprochement implicite des deux épistoliers et des jeunes (violés ?) d’aujourd’hui semble menaçant pour les Juifs, associés dans cet ouvrage aux camps de concentration qui sont le fantasme conscient des détracteurs musulmans d’un Israël fasciste.

 

Ces vibrations incontrôlées du sens s’harmonisent avec l’idéal déclaré des deux épistoliers : « partager son agir et son environnement avec l’animal non-humain », en luttant contre « le cadre social qui force la nature humaine »[6]… La tradition juive, avec son souci de la répartition des êtres et des rôles, dont le plus haut modèle est l’organisation des principes de la Création, s’accommoderait mal de cette vision qui participe de la déconstruction philosophique et sociale, organisée aujourd’hui par les politiciens, et dont les visages variés restent en dehors du champ thématique de cet ouvrage qui prétend cerner le rapport potentiel de l’art et de l’antispécisme. Même si Caffo évoque dans une lettre le rôle social et pacificateur des femelles chimpanzés, ces « maîtresses »…

 

L’idée soulignée par V. Sonzogni que la nature n’est « jamais immorale ou morale »[7], définit le cadre qui, au-delà de l’antispécisme, valide la théorie du genre et toutes ses conséquences. Dans une lettre antérieure, Caffo parle de « biologiser l’éthique », reprise aux mains des philosophes[8]. Pourquoi pas ? Mais la citation précédente de Sonzogni est suivie par la mise en parallèle de l’apprentissage de la couture en observant « ma mère » et d’une question sur les dispositions d’esprit de celle ou celui qui « regarde un homme qui tue un autre homme ». Non que l’auteure de cette lettre soit encline à imiter ce tueur. Mais l’éthique reprise aux mains des philosophes est encore arrachée à celles qui tiennent la Loi dans la Genèse, parmi d’autres livres de l’Ancien Testament…

 

Ce contraste de la couture et de l’assassinat illustre le tour d’esprit de l’auteure de cette lettre, féconde en coqs à l’âne (un effet de la mouvance intellectuelle à  laquelle se rattache l’antispécisme). Si elles débordent parfois le sujet qui l’occupe, ces contorsions thématiques s’harmonisent avec l’idée de « l’indistinction [où] il n’y a plus de chats et d’êtres humains, il n’y a plus toi et eux, en somme il n’y a même plus cet échange de missives », quand « les trois corps interagissent, bougent et s’aiment dans une région spécifique d’une planète ». Une réinvention féminine et féline (Valentina adore ses deux chats) de la Création selon la Genèse ?

 

Aux mythes bibliques, Valentina Sonzogni préfère ceux d’Ovide, qu’elle cite en lui associant le « Capuchon Rouge » de Grimm, puis Marx, avant d’insister sur le souvenir de l’actrice tenant le rôle de la sirène dans le film Splash (1984). On peut sourire de ce genre d’acrobaties, inspirées par les maîtres à penser des auteurs de cet ouvrage. Mais comment ne pas regretter l’évacuation du sens mythique de ces légendes, au profit de la théorie des « animaux non humains » ? Humains ou pas, ces derniers sont le prétexte d’une destruction par gommage de la dimension mythique, dont la Bible reste le modèle dans notre culture.

 

Ovide est d’ailleurs vite oublié, au profit du contenu surréaliste et christique d’un passage d’un roman de Malaparte… Certes, la même plume s’étonne de la naïveté des regards qui ne voient pas la différence entre une tapisserie de Joan Mirò et « le petit tapis des latrines chez ma grand-mère ! »[9] La mention de cette grand-mère fait écho, dans cette même page, à celle de la mère mourante de Bill Viola, qui en fit le portrait… La transition questionnable de ces motifs révèle le caractère incertain, dans l’esprit  même de Sonzogni, de la distinction de la tapisserie et du tapis vulgaire, exprimée dans une phrase ambiguë, avant l’aveu de l’impuissance à définir les moyens d’un vrai regard : « Je le sais, cet argument paralyse ». Dans son oubli des règles de l’art sacré, Sonzogni ne peut que « jeter sur la table » (mots du même paragraphe) des questions sans réponse, malgré la reproduction de l’Homme vitruvien de Leonardo de Vinci qui accompagne ce passage !

 

Dans une lettre antérieure de Sonzogni (« 3. Le Jeu. Choisir ses règles »), l’évocation de la course folle des deux chats est suivie sans transition par le souvenir de son émotion devant une peinture murale de la « course du taureau »[10], lors d’une festivité tauromachique où se réjouissent « d’affreux animaux humains ». A ce souvenir est associé celui de « la petite sœur, la pauvre [qui] jouait toujours le rôle du taureau » dans l’enfance de Sonzogni. Cet autre petit chat faisant le taureau, mais encore l’indistinction de la réalité du quotidien des chatons et de l’univers pictural, et celle du passé et du présent, participent certes du désir, mentionné dans cette lettre, de « surmonter les divisions » ; mais le « rapport de force entre les deux sœurs » suggère l’identification de ce désir à l’effet d’un double bind violent (René Girard est cité par Caffo dans la lettre 14). Les divisions surmontées sur le plan du rapport homme/animal ne sont-elles en fait qu’une forme intellectualisée de l’abolition violente des différences individuelles, contre laquelle Girard nous a mis en garde ? Le vidage identitaire des Juifs, comme l’analogie suggérée entre les terroristes et un séisme, marque le triomphe de cette abolition.

 

Dans la lettre 2, le « destin analogue » (à celui de l’animal côtelette) des « Juifs réduits en une fumée qui a teint de noir le ciel clair de l’Europe »[11], peut passer pour la métaphore de ce sfumato sémantique, entendu comme le moyen de la déconstruction dont la violence ne fait que banaliser, dans des formes plus abstraites, un tel destin.

 

« Adolf Hitler a fait du juif un simple corps sur lequel exercer un pouvoir, par l’intermédiaire de l’excès de normalité. » Cette « normalité », nomme les fléaux variés subis par l’Allemagne des années 30. Elle évoque aussi bien l’ordre établi et imposé par les médias, dénoncé par Chomsky. Mais ce pouvoir, sous la plume des deux épistoliers, est à présent celui qui ne vise rien moins qu’à détruire une vision hiérarchisée de l’être, qui transparaît dans les coutumes et les rituels des Juifs, ces Juifs qui, au début du même paragraphe, sont montrés « réduits en fumée ».

 

L’auteur de cette lettre néglige le fait que les nazis ne mangeaient pas les Juifs sortis des fours. Cette assimilation de la Shoa à la « tuerie rurale puis industrielle de l’animal » (juste avant le souvenir de cette fumée), confirme à sa manière le projet du « duce allemand » (appellation suggestive, reprise à Adorno dans ce passage), un projet qui, dans ce passage, revit sur un mode plus abstrait. Une sorte de cannibalisme intellectuel, qui ne laisse d’ailleurs au judaïsme aucun os de sa charpente.

 

On peut lire dans ce sens une lettre antérieure, la première de l’ouvrage, du double féminin de Caffo (« Les métamorphoses. Des animaux humains et non-humains, et de quelques hybridations »). Sonzogni y évoque d’abord l’histoire de la petite fille prise pour un poisson comestible, dans le roman de Malaparte, puis un fameux « banquet-happening servi sur le corps d’une femme nue, un acte de cannibalismus interruptus », sorte de manifeste antispéciste avant la lettre. Mais ce cannibalisme « interruptus » génère dans la lettre suivante la boucherie d’Hitler, où les Juifs ne sont pas mangés… Ce paragraphe se termine par cette phrase : « Quelle importance revêt le filtre de la culture littéraire et visuelle dans nos habitudes et nos goûts ? »  La curiosité intellectuelle que suggère cette question est moins certaine que la condamnation de cette culture qui subit en fait le même sort que celle des Juifs, encore plus gommée dans cet ouvrage que celle des chrétiens. Si elle est encore plus occultée, la culture des musulmans est la seule à y gagner. Les enjeux politiques de cette faveur ne sont pas étrangers à l’éthique antispéciste, cette exaltation éperdue du rapport avec le « prochain » (au sens chrétien) qui coïncide à notre époque avec l’ouverture à tout venant, dans le déni ou l’absolution de son désir prédateur, que masque le drame des migrants.

 

Sous la même plume, le mot « animal », apprend-on dans la lettre 6, illustrée par un portrait surréaliste de Derrida, ce mot « détruit l’identité individuelle, la brise, la massacre et la rend une marchandise à la disposition d’un langage anthropocentrique […] dont moi-même je me sers, pour décrire l’indicible »[12]. Mais la vision proposée des Juifs dans cet ouvrage ne fait que briser, massacrer les fondements de leur culture, non sans déposséder le judaïsme d’une expérience terriblement unique (la Shoah), banalisée ici dans le sort des animaux. La culpabilité prétendue de la simple désignation « animal » est encore un coup porté au Logos (juif ou chrétien, ou grec). Le mépris du langage « anthropocentrique », si partagé parmi les intellectuels d’aujourd’hui, vaut comme une condamnation de son essence sacrée (manifestée par l’usage qu’en font, d’après mes lectures, certains poètes). Cette condamnation ne serait qu’un effet pervers de la Shoah, prise en exemple malgré eux par ces intellectuels. On comprend mieux ici la mise en parallèle, dans une lettre citée, de l’imitation de la couture maternelle et de l’assassinat. Une révélation involontaire, à contre discours, d’une vérité qui ne peut pas ne pas s’énoncer, au sein même du silence qui la recouvre.

 

 

Indistinction et déconstruction…

L’essence dont nous parlons est d’ailleurs aussi celle des grandes œuvres d’art, de Michel Ange par-dessous tout, mais encore de Bacon, cités dans cet ouvrage, mais dans l’oubli ou dans l’ignorance de cette essence, négligée à l’avantage d’un simple pouvoir de révélation qui irait, à un degré quelconque, dans le sens de la théorie antispéciste. Le génie de Michel Ange ou de Leonardo de Vinci, est en effet de traduire les capacités du microcosme humain à réfléchir, en s’y conformant, un macrocosme pétri de Grâce et de Rigueur, qui serait aussi la matière première où est puisée l’encre inouïe des mots du langage humain. Mais les deux complices en art se gardent d’apprécier un écho schématique de ce mystère dans le contraste du chant des oiseaux et du cri du porc ou autre animal peu lyrique. Les lucioles, dans la lettre 9, les inspirent davantage, mais pas pour la lumière qui manifeste cette essence : ces « animaux non-humains » n’étant appréciés que comme « le visage de milliers d’individus qui refusent le massacre »[13]. L’identification de Valentina aux lucioles  tant aimées de son père, s’affirme dans une nouvelle banalisation ou récupération du massacre absolu dont il a été question.

 

L’art, à la fin de la lettre dédiée au « militantisme »,  est vu comme un moyen d’action éventuel de l’antispécisme. Cette historienne de l’art empile volontiers dans la même phrase, comme des condamnés sur une même litière, Caravage, Fontana et Pollock, uniquement pour souligner l’effort spontané du contemplateur de leurs œuvres pour en comprendre le sens littéral.  Par l’activation de « neurones miroirs » qui se borneraient à transmettre au cerveau la réalité de l’action représentée dans l’œuvre (ou l’action même de l’artiste abstrait). Sans voir que ces œuvres sont autant de célébrations du mystère qui inspire les traits de la tradition (juive ou chrétienne). Ce mystère, non sans paradoxe, est balayé en même temps que la vision étroitement mimétique des « neurones miroirs » : « qu’est-ce que signifie tout ce discours dans une perspective d’interprétation antispéciste de l’histoire de l’art ? Rien du tout ! »[14] Les « neurones miroirs », décryptant avec si peu de profondeur ces toiles, étant jugés « anthropomorphiques et autoréférentiels. » Sans insister sur cette nouvelle saillie  contre l’anthropomorphisme, je prendrai au mot le dernier terme de cette phrase, qui trahit la propension de son auteure à ne décrypter le monde qu’à travers ses propres failles.

 

Caffo lui-même, dans la lettre 4 (« L’impossible indistinct »),  cite longuement un de ses propres « travaux »  (l’ouvrage « Surréalisme et philosophie ») : le commentaire d’un tableau de Picabia, où rien n’est dit des antécédents culturels de la réflexion du peintre dans une œuvre intitulée Balance : « Une sorte de confiance aveugle en les lignes tracées —on ne sait pas très bien quand et on ne sait pas très bien par qui — allant vers une direction inconnue »[15] : une quintessence du flottement du sens entraîné par la déconstruction. L’interprétation arbitraire de ce tableau (je pourrais en proposer une autre, aussi différente que raffinée) n’exprime que le vidage de l’essence ou de l’esprit, pratiqué par ce(s) chercheur(s) en faveur de « l’antispécisme ». Autrement dit, « un état si radical d’indistinction – impossible pour la philosophie, ancrée à la pensée rationnelle ». Ces énoncés, juste avant la citation autoréférentielle du commentaire de Balance, n’avantagent l’art, seul capable de médiatiser cet état, qu’au détriment de la pensée rationnelle.

 

La pensée religieuse est rendue au néant, avec la vision de la Création qui la sous-tend et sans laquelle la vocation de l’art ne peut que béer à tous les vents. Mais surtout, cet « état radical d’indistinction » si désirable, trouve une illustration surprenante dans la lettre 20 (« Je me regarde, tu me regardes »), toujours de Caffo, avec l’évocation, illustrée par un plan d’architecture, d’un dispositif carcéral de 1791, assurant aux prisonniers « la perception constante d’une omniscience invisible de la part du gardien, lequel, ainsi que le Dieu des croyants, peut tout observer et tout savoir : la discipline découle donc de la terreur. »[16]

 

Ce Dieu des croyants, dont c’est la seule évocation dans cet ouvrage[17], ne pourrait être, dans la vision limitée de celui qui « se regarde [soi-même]», que celui des prisonniers de Treblinka, évoqués dans le chapitre « L’abattoir comme gymnase ». De ce gymnase à la prison, la distance n’est pas longue. Or, ce gardien observateur qui « n’est pourtant plus un individu, mais un système », est lui-même une incarnation de l’état « d’indistinction » qui est aussi bien représenté par les individus qu’il observe.

Si critique il y a, elle devrait porter sur l’esprit des Lumières, dont les visées égalitaristes, entraînées par son athéisme, ont inauguré l’évolution apocalyptique qui aboutit à cette indistinction. Laquelle, sous la forme de l’antispécisme, est un outil destiné au travail de sape impliquant les formes de l’univers de ces « croyants ». Les derniers mots de la « Conclusion » de l’ouvrage, sorte de poème énamouré : « Leonardo et Valentina/ Valentina et Leonardo/ Un et Une/ Les deux, ensemble/ Un ensemble unique /Un sujet / Personne, l’indistinction », ramènent sur le plan de l’égo le plus étroit, ajusté à leur idéal animalier, une métaphysique de l’Un, commune à toutes les grandes traditions, qui lui doivent leur unité intrinsèque et leur équivalence. Une indistinction si l’on veut, mais qui reste exclusive du sujet, dont l’accès à l’Un ne peut être que cheminement, et pas la complicité vaguement sensorielle de ces deux complices voués au « massacre » de l’aura spirituelle de cet Un.

 

La limite de leurs aspirations se manifeste d’ailleurs en retrait du contenu de leur discours, dans la différence palpable de leur vision qui, malgré les effets de miroir intrigants que je n’ai pas soulignés, porte la marque du genre sexuel. Valentina en particulier, outre les bouquets de thèmes rassemblés dans ses lettres, se projette dans la fillette sirène, comme dans ses chats et les lucioles tant aimées de son père, etc., et jusque dans les centres commerciaux dont elle fait pourtant la critique. Sous sa plume, une parodie  du philosophe allemand Max Horkenheimer, nous vaut des détails pittoresques se rapportant au monde animal,  qui révèlent bien le sexe de son auteure.

 

Ces  remarques, qui n’ont rien de moqueur, peuvent surprendre un lecteur gagné par l’idée, répandue aujourd’hui par les émules de la déconstruction, que la femme et l’homme présentent un rapport d’absolue « indistinction », d’abord sur le plan intellectuel (il faut être subtil pour sentir la fausseté de cette idée qui ignore les aspects qualitatifs de l’intelligence) ; mais encore, plus étonnamment, sur le plan physique, puisque la femme est jugée de nos jours capable de faire tous les métiers « d’homme ». Brigitte Bardot (que j’évoque ici en raison du thème animal) s’en est moquée[18] avec une violence proportionnelle à sa passion des animaux, aimés pour eux-mêmes et non pas comme le moyen de diffusion d’une quelconque idéologie.

 

Ce ressuage poétique de la différence irréductible des genres dans l’écriture pourrait limiter, s’il était plus conscient, l’identification empathique à l’animal, prônée dans ces lettres. L’ « animalisme », qui ne supporte pas que « l’on insulte un animal, voire un animal dans l’homme »[19], apparaissant comme une forme dérivée et complémentaire de la « théorie du genre ».

 

Le premier chapitre de Un art pour l’autre est précédé d’un texte en exergue, sur l’art des jardins. Ses auteurs n’ont pas lu L’Intelligence des fleurs (1907) de Maeterlinck, œuvre sublime. Les plantes en effet, ne serait-ce que dans la stratégie des dispositions permettant leur reproduction, témoignent d’un génie qui laisse loin derrière lui l’instinct de bien des animaux. Maeterlinck, hostile à Jehova (pour ses traits anthropomorphiques), mais sans accepter d’être pris pour un antisémite[20], a bien perçu le concert des principes inouïs et complémentaires, dont résulte « l’intelligence » des fleurs et d’abord leur aspect, qui reçoit sous sa plume la métaphore du « tabernacle »… Sous la plume de Caffo, « les bourgeons printaniers de la pensée philosophique »[21] ne sont que la métaphore des promesses de la déconstruction. La vision du monde animal, dans cette pensée, pourrait s’étendre au monde végétal ? Un risque dont Maeterlinck, sans songer à  ses fleurs, a eu l’intuition en 1937 dans son essai Devant Dieu : « Le véritable communisme, le seul qui soit possible, nécessaire et pratique, exigerait, comme chez les insectes sociaux : abeilles, fourmis et termites, un organe social, soit la régurgitation des premiers, soit la coprophagie obligatoire et collective des derniers. »

 

Ne pas avoir lu Maeterlinck est bien excusable, mais on ne pardonne pas la désinvolture d’une allusion à Kafka, après le constat de l’insuffisance des vertus militantes de la philosophie de Derrida (ou Adorno) chez leurs épigones, « qui organisent des grillades en apportant sous le bras la Métamorphose de Franz Kafka… bref, il s’agit d’un monde plein de contradictions et de médiocrités. »[22]

 

On peut accorder un sens autoréférentiel à ces « contradictions »… Mais l’animal chez Kafka, pas seulement dans La Métamorphose, aurait pu éclairer Caffo sur le divin en souffrance, dans un monde où la vision que l’on peut en avoir pâtit de l’indistinction des valeurs et des sens, exemplifiée dans l’antispécisme. Cette indistinction s’illustre dans les détritus qui couvrent le corps brun de Gregor Samsa, en masquant les « nervures arquées » qui divisent la voûte de son abdomen. Le mot allemand traduit par « arquées » a bien le sens de l’arche, cette arche d’alliance qui est le motif clé d’un récit plus tardif, dans lequel Kafka cerne le recul du sacré, objet d’une incompréhension sur laquelle porte sa critique. (Je l’ai montré dans mon étude Ecrire selon la rose, 2016.)

 

Les auteurs de Un art pour l’autre, s’ils n’ont pas si bien lu Kafka, ne voient pas non plus  que les philosophes carnivores dont ils se gaussent leur ressemblent. Les auteurs de cet ouvrage eux aussi organisent des « grillades » où cuisent non pas des animaux, mais une tradition qui, pour résonner dans le sang des hommes, recourait au sacrifice animal. Pas pour entretenir un quelconque appétit de violence mais plutôt pour tracer une séparation entre l’ordre animal et celui des hommes, nécessaire à la perception du rôle ou de la fonction sacrée qui n’est échue qu’aux hommes. Et pour éviter la projection narcissique de ces derniers dans l’être des animaux, qui nous sera toujours inconnu. Les Juifs ont d’ailleurs assez rarement le goût des animaux de compagnie[23], comme les « deux chats » auxquels Valentina « consacre » une partie de son temps, et qu’elle laisse « sauter sur le clavier de [son] ordinateur […] en faisant des bêtises »[24], lesquelles inspirent sans doute le parti pris de ses lettres, mais encore les bévues de leur contenu.

 

Le lecteur de ces pages aurait tort de croire qu’elles sont écrites par un humain trop  content de l’être, et donc fermé à « l’autre ». Mon inconfort vis-à-vis de l’antispécisme est justement proportionnel à l’excès d’animalité (au sens littéral) qui, en 1969, me faisait écrire un poème intégré plus récemment dans un article, paru dans la Revue de l’Université Hébraïque de Jérusalem[25]. On peut reconnaître à ce poème  une valeur éclairante à l’égard du monde violent, contre lequel s’insurgent les auteurs de L’Art contre l’Autre : « Animal, j’étais très animal / et savais la croûte blanche du pain à la mie un peu jaune,/qu’ont fait des mains. […] » La suite du poème conjugue jusqu’à les confondre le point de vue de la « viande » et celui du « bourreau », avec lequel ces auteurs ont peut-être tort de ne pas se sentir frères ?

 

 

 

[1] Cet ouvrage de 130 pages porte néanmoins un  titre bien trouvé, et se compose de 21 chapitres titrés (autant de « lettres »), suivis d’une conclusion titrée elle aussi.  L’antispécisme et le spécisme (objet d’une définition détaillée dans la lettre 4), sont cernés dans l’introduction de l’ouvrage. «  SPECISME :  idéologie d’après laquelle les humains seraient les seuls détenteurs de dignité morale ; par conséquent, ils auraient le droit de disposer come ils l’entendent des animaux. / ANTISPECISME :  attitude philosophique et politique qui s’oppose, de manière radicale, à l’idéologie spéciste. L’antispécisme vise à dégonder les raisonnements qui anoblissent les violences vis-à-vis des animaux non-humains »… Leonardo Caffo, Valentina Sonzogni, Un art pour l’autre : L’Animal dans la philosophie et dans l’art, Paris : L’Harmattan, 2015, p. 19.

[2] Ibid., p. 69.

[3] Ibid., p.73-76.

[4] Ibid., p. 77.

[5] Ibid., p. 33.

[6] Ibid., p. 89.

[7] Ibid., p. 91.

[8] Ibid., p. 84. (Selon la théorie d’un Edward O. Wilson, en 1975.)

[9] Ibid., p. 53.

[10] Ibid., p. 35.

[11] Ibid., p. 32.

[12] Ibid., p.50. (« L’aberration singulière et les bêtes uniques que nous sommes ».)

[13] Ibid., p. 63 (« Militantisme et révolution ».)

[14] Ibid., p. 95

[15] Ibid., p. 41.

[16] Ibid., p. 116

[17] La religion n’est présente que dans le titre du chapitre 7, « Losing my religion. Réveils » : une citation du titre phare du groupe de rock américain REM, connu pour un engagement politique dont se rapprocherait celui des auteurs de cet ouvrage.

[18] Dans son livre Un cri dans le silence (2003). Cette référence à Bardot n’est pas plus vaine que l’évocation, par Sonzogni, d’une jeune taxidermiste anglaise, « qui semble être la sœur de Kate Moss » (p. 46). Mais Sonzogni ne dit rien du charme très particulier de ce célébrissime mannequin d’ascendance anglaise, dont les traits vaguement exotiques expliqueraient son succès dans un monde en proie à « l’indistinction », devenue critère esthétique et éthique.

[19] Un art pour l’autre, op. cit., p. 49.

[20] Voir M. Arouimi, Maeterlinck : naître par la mort, Paris : Orizons, 2017 (« La mystique juive sans le judaïsme », p. 95-112).

[21] Un art pour l’autre, op. cit., p. 29. Dans un autre chapitre, Caffo cite Thoreau : « Si une plante ne peut vivre selon sa nature, elle dépérit ; un homme de même » (p. 70).

[22]Ibid., p. 68.

[23] Même s’il ne songe pas aux Juifs, Caffo leur fait une sorte de leçon en évoquant les effets négatifs du « milieu » où grandissent certains hommes, un milieu « contraire à leur fond biologique », qui les empêche d’exprimer « l’empathie pour les animaux non-humains » (p. 88). Il est vrai que l’empathie des Juifs ne va qu’aux animaux.

[24] Ibid., p. 34.

[25] M. Arouimi, « Sous le signe de Samson », in Perspectives, 18, 2011, p. 183-197.

Michel Arouimi, universitaire, est un comparatiste que ses recherches ont conduit à reconnaître l’existence d’un lien entre les œuvres les plus diverses (pas seulement littéraires). Leur esthétique coïncide avec les définitions de la « shekhina », principe de la Création, mais encore des créations artistiques, qui sont autant de reflets de ce principe.