Le dialogue judéo-chrétien, encore du chemin à faire

 

Il y a un an, lors de la Pâques 2016, Notre-Dame de Paris diffusait gratuitement, à des milliers d’exemplaires, un numéro spécial de la revue « Magnificat » (272 pages), qui contenait des passages antijuifs. Un débat très vif s’est installé avec le Diocèse de Paris. Il a permis de refaire le point sur les tendances en présence et de remettre à plat les éléments du dialogue judéo-chrétien et de définir les prochaines étapes.

 

 

Le procès de Jésus : premier exemple de désinformation ?

Dans une pièce remarquable, « INRI, le procès de Jésus », publiée peu avant sa mort, Raphaël Draï met en scène le Grand prêtre de Jérusalem, qui tente de sauver Jésus. Il lui fait des recommandations avant qu’il ne soit jugé par le Procureur romain, Ponce Pilate : « Quand tu seras chez Pilate, sauve-toi, sauve-nous, dis que nous n’avons rien trouvé contre toi ; et surtout, surtout, ne lui dis pas que tu es roi des Juifs ». Rabbi Eléazar s’adresse lui aussi à Jésus : « Comprends-tu que, cette nuit, nous tentons de te sauver la vie et d’épargner celle de nombreux fils de notre peuple et de non moins nombreux fils de Rome ! … Si nous réussissons à te sauver la vie, nous trouverons d’autres lieux et d’autres temps pour débattre ». Mais Jésus ne changera rien à son discours, et le Pilate le condamnera.

 

La thèse selon laquelle ce sont les Romains qui, seuls, ont décidé de tuer Jésus et qu’ils l’ont tué est vraisemblable historiquement. Mais vers la fin du premier siècle, pour bien marquer leur différence avec le judaïsme, les évangélistes accusèrent les Juifs d’être collectivement responsables de la mort de Jésus. Les Pères de l’église formulèrent la théorie de la substitution : selon eux, Dieu aurait remplacé son alliance avec le peuple juif par une nouvelle alliance avec les Chrétiens. La dispersion des Juifs, chassés de Jérusalem par les Romains, fut présentée comme un châtiment divin. Lorsque le catholicisme devint religion officielle de l’empire romain, Grégoire de Nysse dénonce les Juifs « tueurs du Seigneur ». Saint Jérôme stigmatise « les serpents dont l’image est Judas et la prière un braiement d’âne ». … Ces vénérés Pères de l’Eglise avaient la métaphore animale et la verve facile …. »

 

Ce mythe de déicide est responsable de millions de crimes et d’assassinats commis par des Chrétiens contre des Juifs, tout au long des siècles : depuis les accusations de crimes rituels, jusqu’aux pogroms au début du 20ème siècle et la shoah. Aujourd’hui encore, comme nous le verrons, il alimente des préjugés sur Israël.

 

 

Nostra Ætate, une avancée vraiment timide

Depuis le 16ème siècle, et notamment dans la seconde moitié du 20ème siècle, des théologiens chrétiens ont souligné la proximité entre Juifs et Chrétiens. L’idée, pourtant très répandue, que la déclaration Nostra Ætate aurait enfin réhabilité les Juifs, n’est pas conforme à la réalité. Jamais, l’innocence des Juifs dans l’assassinat de Jésus n’a été reconnue officiellement. Il n’est question que d’atténuer leur responsabilité collective.

 

Dès 1566, le Concile de Trente avait affirmé que les responsables de la mort du Christ sont les pécheurs de toute l’humanité, non les Juifs seuls. En d’autres termes, les Juifs restent coupables, mais ne sont plus seuls.

 

En 1947, suite à la prise de conscience de l’horreur des crimes nazis, des Juifs (dont l’historien Jules Isaac), des Catholiques et des Protestants, réunis à Seeligsberg ont analysé le rôle de l’antijudaïsme chrétien dans cette haine antijuive. Voici l’une des propositions du colloque de Seeligsberg : « ceux qui l’ont [Jésus] fait arrêter et condamner, les grands-prêtres, étaient les représentants d’une étroite caste oligarchique, asservie à Rome et détestée du peuple … ». La déclaration Nostra Ætate, adoptée au Concile Vatican II en 1965, reprend ce thème : « Des autorités juives, avec leurs partisans, ont poussé à la mort du Christ, mais ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps. » Vingt ans après la Shoah, cela paraissait un grand pas. Mais le mythe du déicide subsiste, même s’il est un peu atténué. Mais la reconnaissance de l’innocence des Juifs reste un tabou.

 

Depuis la Déclaration Nostra Ætate, des papes ont visité la synagogue de Rome, effectué des voyages en Terre sainte, des prières au Mur du Temple, fait des déclarations fortes contre la haine antijuive. En 1997, à Drancy, les évêques de France se sont repentis du silence de l’Eglise pendant la shoah. En 2015, à l’occasion du 50ème anniversaire de Nostra Ætate, la Commission Biblique du Vatican a publié un document de réflexion important : « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables ». Dans ce document, l’Eglise reconnaît ce qu’elle doit au judaïsme. Selon l’Abbé Arbez, « on assiste à une prise de conscience du fait que chrétiens et Juifs sont en fait interdépendants les uns des autres dans les situations du monde actuel. C’est un argument réaliste pour recommander urgemment le cheminement commun – y compris au niveau théologique, étant donné l’évolution des mentalités et les périls géopolitiques. »

 

Chez les orthodoxes, le rapprochement avec les Juifs est le fait d’individus, comme le Père Naddaf, à Nazareth, qui vient de publier en 2016 un ouvrage appelant les chrétiens à refuser le BDS.

 

 

Des tendances réactionnaires dans l’Eglise

Les Romains, pour marquer leur difficile victoire sur les Juifs, avaient été jusqu’à renommer le pays Palestine. De nombreux Juifs furent chassés de leur pays. Mais il faut absolument contredire ici un autre mythe répandu par des Pères de l’Eglise : de nombreux autres Juifs ont toujours vécu sur leur terre. Ils y sont restés malgré les occupations et les massacres qu’ils ont subi. Il nous faut contredire le discours des premiers sionistes : la Palestine n’était pas une terre sans peuple. Mais ce sont le retour massif des Juifs au 20ème siècle, et l’indépendance d’Israël, qui ont mis à mal la théorie de la substitution.

L’historien Léon Poliakov raconte le contexte de l’élaboration de la Déclaration Nostra Ætate : Peu avant l’ouverture du Concile Vatican II, fin 1962, parut un ouvrage intitulé  Le complot contre l’Eglise, signé d’un énigmatique « Maurice Pinay », et largement diffusé dans les milieux chrétiens du monde entier. Selon Poliakov, des nazis réfugiés au Caire se cachaient derrière le pseudonyme Maurice Pinay : Leopold Gleim, chef de la Gestapo en Pologne et Ludwig Heiden, membre de l’Office central de sécurité du Reich et traducteur de « Mein Kampf » en arabe. Poliakov raconte : « Ils avaient tiré de leur sac toutes les vieilles ficelles nazies : le cardinal Bea était juif, ses collègues occidentaux avaient été bernés ou corrompus, l’Église romaine était entachée de l’hérésie judaïque. Du Moyen-Orient à l’Amérique latine, nombre de prélats se laissèrent impressionner, et au Concile, les protestations et les amendements fusèrent. En résultat de quoi, les Arabes eurent gain de cause sur tous les points proprement politiques. ».

 

Les Maurice Pinay n’ont pas désarmé et l’ouvrage reste accessible en ligne aujourd’hui. L’existence de l’État juif moderne a été insupportable à certains prêtres qu’il faut bien qualifier de réactionnaires et négationnistes. Des évêques traditionnalistes comme ceux de la Fraternité Saint-Pie X, s’accrochent à l’accusation de déicide et prétendent que les Juifs domineraient le monde. L’un d’eux, Richard Williamson, affirmait que les chambres à gaz n’auraient jamais existé. La levée de son excommunication par le Pape Benoît XVI en 2009 avait suscité l’indignation, notamment de la chancelière Angela Merkel.

 

Mais même chez les catholiques mainstream, qui reconnaissent le Pape, les préjugés antijuifs ont la peau dure. Cela est dû à une ambigüité du discours catholique. D’un côté le Pape François déclare que « les Juifs sont nos frères aînés dans la foi ». Et en même temps à chaque fête de Pâques, les Chrétiens lisent des Evangiles qui les accusent d’être responsables de la mort de Jésus.

 

De l’antijudaïsme à l’anti-israélisme

Lors de la Semaine Sainte en 2016, Notre-Dame de Paris a diffusé gratuitement, à des milliers d’exemplaires, un numéro spécial de la revue Magnificat, qui contient des passages antijuifs. Non seulement les textes les plus accusateurs envers les Juifs y ont été reproduits sans la moindre mise en garde au lecteur, mais des textes laïques qui « en rajoutent » ont été insérés. Ainsi, un texte de Bruno Frappat décrit une foule haineuse et hystérique qui se presse sur le passage de Jésus portant sa croix. On comprend qu’il s’agit d’une foule juive, sans doute israélienne. « Dans la foule hystérique, c’était presque l’unanimité : « A mort », « salaud », « tu fais moins le fier, hein, maintenant » ! Foule abrutie de simplisme et de méchanceté. Foule qui rend bête. Foule qui hurle. Foule des slogans haineux et des fureurs qui se croient sacrées. Foule de lynchage attirée par le sang. » La déclaration Nostra Ætate a-t-elle déjà été oubliée ? Suite à des protestations de l’Association Hatikva, le représentant du Diocèse a assuré que le texte de Frappat ne figurera pas dans la prochaine édition (2018) et que des avertissements au lecteur y seront insérés.

 

Cette ambigüité a permis à l’antijudaïsme chrétien de prendre de nouvelles formes anti-israéliennes. En 1997, dans un article paru dans « La Croix », le Père Michel Remaud dénonçait de nouvelles théories de la substitution, qui effacent les Juifs de l’Histoire du Moyen-Orient : « Les habitants du pays en 4500 avant notre ère auraient été des Arabes ; la population de Jérusalem lors de la prise de la ville [Jérusalem] par David aurait compté déjà des Palestiniens ; l’entrée à Jérusalem du calife Omar en 636 aurait marqué la « libération arabe islamique de la ville » …  Ainsi, le christianisme était de toujours à toujours, tandis que le judaïsme n’était qu’une parenthèse, ouverte avec Moïse et refermée avec Jésus. »

 

Est-ce cela qui pousse des associations chrétiennes (comme l’ACAT) à reprendre tel quel le narratif palestinien, en dépit de toutes les invraisemblances ? En 2016, une Résolution adoptée à l’UNESCO sous pression d’états musulmans a effacé les Hébreux de l’histoire de la Terre sainte. Bien que cette Résolution nie en même temps des pans entiers de l’histoire chrétienne, peu d’institutions catholiques ont protesté. Des Chrétiens sont prêts à sacrifier leur propre identité à leur haine des Juifs ?

 

 

Va-t-on enfin vers un non-lieu pour les Juifs ?

Pour un nouveau pas décisif, il faut en finir clairement avec cette accusation de déicide. Il faudrait que l’Eglise insiste fortement sur la responsabilité des Romains dans la condamnation et la mise à mort du Christ et qu’elle l’enseigne aux jeunes générations. Les Juifs attendent depuis des siècles un non-lieu officiel et proclamé. Ce ne serait que justice et humanité.

Alexandre Feigenbaum a été professeur d'Université, directeur de recherche à l'INRA et directeur d'une unité de conseil scientifique de l'Union européenne. Le vécu de sa famille pendant la guerre de 1939-45 l'a amené à consacrer une grande partie de son existence à combattre toutes les formes de racisme. Ancien coordinateur de la lutte contre l'antisémitisme au B'nai B'rith France, il milite actuellement dans l'association Hatikva. Son expérience de militant et de scientifique a conduit à plusieurs ouvrages, notamment : 10 propositions pour enrayer la haine antijuive, Nouveaux Visages de l'Antisémitisme (ouvrage collectif), Recettes pour l'élimination du peuple juif (avec Kebir Jbil et Bernice Dubois), réalités sur l'abattage des animaux selon le rite juif (avec Joël Mergui et Bruno Fiszon), Contre-rapport du rapport Glavany sur l'eau dans le monde (avec Norbert Lypczik, Maxime Ouanounou & Henri Cohen), Le MRAP dérape (rapport du Colllectif contre Tous les Racismes). En 2016, l'Association Hatikva a réagi fermement à la publication du numéro spécial "semaine sainte" d'une revue de Notre-Dame de Paris.