Le rapport Bitton et la question identitaire d’Israël

*Avec une caricature de Gérard Darmon

 

Le « Rapport Bitton pour le renforcement de l’héritage (« patrimoine? Moreshet en hébreu) du judaïsme d’Espagne et d’Orient dans le système éducatif » représente un document important sur deux plans. il révèle que le  Kulturkampf israélien, le « combat culturel »- dont on parlait déjà dans les années 1960 pour désigner la tension entre la normalisation sioniste et le judaïsme – n’est pas clos comme on aurait pu l’espérer. Et il constitue un document sociologique incontestable  qui permet une vue transversale de la société israélienne, notamment du « secteur » défini ici comme « oriental », à savoir les Israéliens originaires du monde musulman, venus en masse dès le début des années 1950 et dont l’intégration par le leadership israélien fut ratée.

Ce rapport  remis le 29 juin 2016 avait été commandé par le ministre de l’Education Nationale, Naftali Bennett, à une commission présidé par le poète Erez Bitton, prix Israël 2015 de littérature et poésie hébraïques, qui, parmi les premiers, avait lancé la revendication culturelle des « Orientaux » (Mizrahim) dans la société israélienne. Selon les dires de Bennett: « Nous rendons à notre jeunesse la moitié de leur histoire manquante en général … et les pères du sionisme qui leur vient d’Europe mais aussi de Tunisie ».

 

Face au constat  que « le courant dominant dans l’existence israélienne ne reconnaît pas encore l’identité orientale », le Rapport se donne pour vocation d’identifier « les trous » dans dans les contenus de l’enseignement en Israël, de leur apporter des solutions et  de proposer des contenus et des repères pour compenser cette défaillance. La commission Bitton s’est à cet effet subdivisée en 10 commissions pour se confronter à toutes les disciplines de l’enseignement, du primaire à l’universitaire, notamment histoire, littérature, pensée et identité, série télévisée, genre, citoyenneté-éducation civique… Elle a consulté les universités pour le bilan de ce qui existe déjà et de ce qui manque mais sans grand intérêt ni retour de la majorité des présidents d’universités, à ce qui est rapportée… Le rapport propose une sorte de compte rendu des travaux des diverses commissions et les documents transmis par les chercheurs présents, c’est dire qu’elle a draîné de très nombreux contributeurs.

 

Un fait qui est évoqué justifie « objectivement » l’état de faits alarmiste de la situation dans l’Education nationale. En 1976, suite à la demande publique, avait été créé le Centre pour l’insertion du patrimoine juif d’Orient. De gros budgets lui avaient été alloués qui permirent d’ouvrir de nombreux cours dans les universités, d’engager des chercheurs, de publier livres et revues. La période 2000-2005 vit la fin des subventions. Les postes n’ont pas été renouvelés après les départs à la retraite. ce qui a occasionné la désertification actuelle. Le Rapport ne satue pas que cette évolution a frappé aussi les Facultés de sciences humaines et sociales, dans une évolution, pourrait-on dire, semblable dans tous les pays occidentaux et qui frappe spécialement en Israël les « sciences du judaïsme ».

 

Outre la valeur sociologique que ce document représente pour l’état des lieux de la société israélienne et de la population « orientale », il mérite avant tout un questionnement au fond de son apport et de l’avenir de sa réalisation dans la pratique. C’est ce que je me propose de faire dans ce compte rendu. Je tenterais d’analyser l’esprit général, la méthodologie de ce travail de 400 pages et de rendre compte plus spécialement des commissions histoire et pensée-identité, qui me semblent les plus critiques pour le projet identitaire que ce document promeut.

 

Les questions de fond

Le premier constat qu’un lecteur intellectuellement exigeant peut faire à sa lecture, c’est  l’absence d’une réflexion méthodologique et avant tout épistémologique. Les présupposés auxquels s’adossent les propositions ne sont ni définis, ni clarifiés. C’est tout d’abord la dénomination et la délimitation de l’objet concerné, « les Orientaux » ou les « Sépharades » qui le nécessitent. Parfois, les « Ethiopiens » sont évoqués, comme partie prenante de cet enjeu, ce qui ajoute à la confusion car il n’est jamais question dans le texte de leur personnalité culturelle. De même, s’il est affrmé: « Nous sommes un peuple un, fait d’identités différentes », un ensemble comparé à un orchestre harmonieux composé de différents instruments, la définition de l’objet dans son rapport à une identité nationale collective reste négligée. La question se pose notamment de la cause pour laquelle il y a eu un rapport Bitton. « Le mainstream dans l’existence israélienne ne reconnaît pas l’identité orientale », « le narratif de l’histoire  est tout entier européocentrique »…

 

L’a notion d »européocentrisme « revient très souvent . Mais ce concept aurait du être investigué. Qu’est ce qu’il désigne? De quelle Europe s’agit-il? L’Europe du centre et de l’est d’où est originaire une grande partie de l’élite israélienne est très différente des élites ouest-européennes, en celà qu’elle est dans les marges de cette dernière qui fut son modèle mais qui ne réalisa pas à l’Est. Si la modernité, une notion sans cesse invoquée dans le Rapport Bitton, est ce qui fait la valeur de l’Europe aux yeux des élites centre et est eutopéennes, c’est à titre de modèle envié et pas de qualité intrinsèque car la modernité n’est pas née en Europe du centre et de l’est… Si cette Europe, de plus, renvoie les « non-Européens » à l’Afrique et l’Asie, qu’en est-il de tous les Balkans ou vécurent les Sépharades sous l’empire ottoman islamique?  On le voit, le critière de la modernité référentielle, objet d’envie des auteurs du Rapport Bitton, qui récusent l’idée que les Orientaux ne sont pas en dehors de la modernité qui passe pour européenne, aurait mérité un examen approfondi. C’est effectivement le critère de base du travail de la Commission Bitton.

 

Une réflexion sur la finalité politique de ces présupposés aurait été également importante: la demande du Rapport Bitton de rééécriture du « narratif » national israélien vise à quel résultat sur le plan global? La tonalité manifeste du rapport est multiculturaliste plutôt que tournée vers la dimension nationale. Le fond idéologique dont se réclame le Rapport s’apparente à l’ambiance actuelle des démocraties, marquée par le postmodernisme et son annexe le postcolonialisme. La commission sur le genre parmi l’ensemble des commissions implique aussi le féminisme. Les auteurs s’emploient à corriger le « narratif » national d’Israël en se préoccupant de  combler ses « trous », là où il aurait fallu – c’est mon opinion – remetttre à plat ce qu’est devenu le récit national israélien destiné à l’Education nationale, afin de concevoir un récit unifié et incluant toute la diversité de ce que fut cette histoire.Il ne s’agit pas de conserver un récit défaillant sur toute la ligne en le réparant ici et là mais de le refondre complètement. Il est en effet défaillant sur tous les plans, après deux décennies de postmodernisme intellectuel qui l’a ravagé à force de « politiquement correct » mais aussi du fait d’une option idéologique originelle marquée par  l’utopie de l’Homme nouveau qui a habité le mouvement sioniste et effacé la possibilité d’un récit judaïque toujours à concevoir et construire. En effet, les auteurs ne semblent pas conscients que derrière l’état de faits qu’ils dépeignent, c’est une question bien plus vaste qu’une question liée à l’identité orientale qui se pose: elle concerne la place de l’héritage judaïque et d’un « peuple juif » non seulement dans l’identité ou le multiculturalisme israélien, mais avant tout, en l’occurence, dans l’identité orientale ». Les « rabbins » sépharades qui sont si souvent évoqués dans le texte ne se sont pas illustrés en tant qu’identité orientale (car ils se définissaient comme « sépharades » avant tout) mais en tant qu’acteur du judaïsme en général. Un universitaire consulté opar la commission, le prof. Yaakov Shvika énonce sur ce plan là une vérité importante: « Chez les Juifs sépharades et d’Orient, le judaïsme est une culture nationale bien avant qu’il ne soit une religion… Il faut d’abord étudier le judaïsme comme un patrimoine social et uniquement après comme une religon » (p. 285). C’est vrai pour tout le peuple juif, en tout cas pour les Ashkénazes aussi quoique avant la modernité. L’originalité de la modernité sépharade c’est que’elle s’est vécue hors d’Europe et donc en conservant la condition de peuple que les Ashkénazes avaient perdue par la force des choses[1].

 

La commission d’histoire

Il éest normal que la commission d’histoire soit la scène la plus sensible de la « réparation » du discours historique « européocentrique ». visée par le Rapport . L’histoire est la discipline majeure pour le discours de l’identité collective. On peut regretter, de ce point de vue, le côté bureaucratique, très directif, des recommandations de cette commission qui dicte comment il faut écrire cette histoire, alors même que, par bien des côtés, ses propositions et affirmations restent contestables sur le plan de l’histoire. Prendre en considération la « sensibilité » des Orientaux ne peut être un critère suffisant d’écriture de l’histoire. Et il n’y en a nul besoin car l’histoire juive, redécouverte dans sa réalité constitutive, est suffisante en elle même puor restaurer le récit juif dans sa réalité objective quoique la chose dépende du regard que l’on porte sur la nature du collectif juif.

 

Au fil du Rapport, on peut relever quelques traits du narratif « correcteur ». Le problème central à mon sens est celui de la périodisation « Il ne faut pas commencer par la crise que produit la modernité au 18eme siècle mais après l’exil d’Espagne », est-il affirmé, sous le prétexte invraisemblable que cette dernière comme toute la production intellectuelle sépharade appartiennent à l »histoire générale et collective des Juifs ». C’est comme raconter l’histoire d’un peuple en lui coupant d’abord la tête, en faisant l’impasse sur son origine. Mais c’est après tout ce que l’on voit dans un livre d’histoire du réseau national-laïque qui fait commencer l’histoire juive non pas avec l’époque du Premier Temple mais avec la conquête de la Palestine par Alexandre le Grand! Une telle histoire est forcément absolument incompréhensible et privée de sens et de fil conducteur. En effet, le lien est indissoulble entre la période exclue de l’histoire des Sépharades et le 17eme et 18eme siècles, ne serait ce que par les destinations de la diaspora espagnole et portugaise. Ce n’est pas en effet le lieu qui décide de l’histoire et de la continuité de la condition juive, ni la langue mais le droit, en l’occurence la halakha et la tradition religieuse. Le droit c’est ce qui définit le mieux un peuple, sous tous les horizons. Cette dimension de la Halakha est très marquée quand il est question du monde sépharade, qui resta ce qu’il était à travers elle bien que parlant ussessivement arabe, puis espagnol, puis turc, puis néerlandais, puis » carïbéen »…

 

Un autre trait, récurrent, du Rapport est l’aspiration réïtérée plusieurs fois à présenter une image positive du monde arabo-musulman (qui ne sera pas « montré uniquement en rapport aux Juifs » est-il écrit), alors qu’il y a peu de considérations sur l’histoire ashkénaze, dans un projet sont lafinalité esentielle devrait consister à rétablir le récit de l’histoire du monde sépharade dans l’histoire globale d’un peuple juif. Sur cette question  de la présentation du milieu arabe dans le destin des « Orientaux », on ne trouve quasiment pas de mention de la terrible condition de dhimmi qui au contraire se retrouve complètement déformée dans un passage de la commission: « le statut juridique des Juifs comme groupe minoritaire distingué (alors qu’il est celui d’une ségrégation!) et séparé ayant des droits et des devoirs limités (c’est à dire un statut inférieur!), le système d’autonomie juive qui répond aux besoins des juifs (forcément, ils exclus de la Cité en tant que peuple) ». il y a là (Annexe 6) à mon sens une scandaleuse définition de la condition détestable de dhimmis. On trouve même à ce propos une conception typiquement postcolonialiste: « l’adoption du sionisme (par les Orientaux) fut interprétée comme une trahison par le monde arabe », une conception qui efface le véritable statut des juifs mis en œuvre par le monde arabo musulman entre 1940 et 1970 et qui aboutit à l’expulsion de 900 000 juifs. Une telle phrase suggère que c’est Israël  qui ébranla  la condition des sépharades et pas le nationalisme et le panislamisme, alliés d’Hitler (le Mufti de Jérusalem) à l’œuvre depuis les années 1920. Mais le phénomène nationaliste arabe, lui même, reste dénié, sous prétexte que le nationalisme est né en Europe « une producton européenne évidente » (or, quid de la révolte de la Grèce et de l’Arménie contre l’empire ottoman?)… Or, c’est sur les ruines du colonialisme ottoman que les nationalismes arabes se sont levés, trouvant une faille favorable lorsque les pouvoirs coloniaux se partagèrent cet empire… Les premiers à se lever avant les Arabes furent les peuples « soumis » (de l’Empire ottoman): Grecs et Arméniens, puis les Juifs à travers le sionisme[2].

 

On trouve aussi, avec stupéfaction, dans le cadre du traitement des rapports judéo-arabes,  la célébration d’un livre profondément partisan et accusateur pour les Juifs de France et d’Algérie notammen sur le phénomène antisémite français récent,  la « monographie excellente » de Maud Mandel et Ethan Katz  (p 50): « Muslims and Jews in France: History of a Conflict » (Princeton University Press) dont la traduction en hébreu est vivement recommandée. Ce dernier exemple nous montre l’influence manifeste de la gauche postsioniste et postmoderniste sur les rédacteurs de la Commission Histoire.

 

A propos des Juifs (sépharades) de France, c’est un fait étonnant de constater qu’il y a une impasse quasi totale à leur propos dans le Rapport, alors qu’ils font partie de l’univers sépharade et qu’ils sont encore très proches de leur origine nord-africaine, la même que quantité d' »Orientaux » d’Israël.. Le nom d’Albert Memmi revent plusieurs fois, Jabès, Gisèle Halimi (!), une fois, Derrida en passant. L’œuvre de l’Alliance Israélite Universelle est abordée dans l’histoire du colonialisme, objet d’une critique sourde alors que cette époque fut florissante et libre pour les Sépharades. Il y est question de l’ambivalence de « cette solidarité fondée sur un mépris culturel ». Les Sépharades de France semblent ne plus faire partie des « Orientaux »… Sans doute leur oubli dans ce volumineux rapport, oubli de leur modèle de modernisation unique dans le monde juif, éclaire en retour les faiblessses sur d’autres plans du Rapport.

En un mot, il y a dans le compte rendu de la commission « Histoire » une philosophie de l’histoire contestable, dont on ne voit pas pourquoi elle serait meileure que celle qu’elle conteste. Il y a un besoin beaucoup plus fondamental d’une histoire qui retrouve la cohérence interne (et pas externe) qu’implique l’idée de peuple juif, par delà sa double dimension qui est un fait que nul ne peut contester, et dont la réalité est morphologique et permanente.

 

La commission sur la pensée et l’identité revient, quant à elle, sur des thèmes comme la contribution rabbinique, abordée par son atttitude souple face à la modernité (sur la foi du livre de Zvi Zohar), sur son sionisme, sa propension à un compromis « avec nos voisins musulmans, dedans et dehors ». On ne trouve pas d’effort de redéfinition du « judaïsme traditionaliste » qui serait celui du monde « oriental » et pour lequel aucune dénomination spécifique n’a jamais été trouvée.

Il aurait fallu déveloper une investigation de ce désignerait la matière « Pensée  » en rapport avec les Sépharades: apanage d’une origine, d’un caractère culturel? Le discours de la commission se réfère centralement à la littérature rabbinique et à des personnages….

 

Malgré les faiblesses que j’ai tenté d’évoquer, le projet même d’un rapport sur une identité « sectorielle » ouvre cependant la voie à la nécessité d’un rapport sur l’identité nationale israélienne, devenue, avec le multiculturalisme débridé actuel et le politiquement correct sans limites, un véritable chaos mental et moral, engendrant des générations d’élèves qui ne comprennent plus rien à l’histoire collective dans laquelle ils sont objectivement engagés, et… en danger. Dans la tourmente moyen-orientale.

 

[1] Pour aller plus loin dans cette idée je renvoie à mes livres « Politique du peuple juif » (François Bourin 2013 ) et « Le Nouvel Etat juif » (Berg International, 2015)

[2] Je renvoie au livre que j’ai dirigé et, ici, à mon introduction,  » La fin du judaïsme en terre d’Islam » (Editions Denoël, 2009).

 

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.