Recoller les morceaux d’une société fragmentée

Les origines structurelles de la fragmentation religieuse en Israël.

 

 

L’Etat d’Israël moderne est le produit d’un projet idéologique. Dans son fondement, il y a l’idée d’un projet de transformer le juif, abîmé par deux mille ans d’exil, en un être nouveau, libre de son passé et maître de son destin individuel et collectif. Ce « reformatage » est inscrit dans le projet du pays même s’il n’est pas toujours conscient. Si on y rajoute, le carambolage des cultures de migrants venus des quatre coins de la terre, la confrontation entre le rêve et la réalité de tout projet révolutionnaire, la rencontre avec une population indigène réticente au projet sioniste, les guerres et les résistances des pays mitoyens au retour du peuple juif sur sa terre ancestrale, on comprend que cette révolution identitaire soit propice à un traumatisme et à l’émergence d’une société pleine de rêves et d’énergies, dans laquelle vont se conjuguer à la fois mitoyenneté de projets sociétaux diamétralement opposés et vivre ensemble.

  1. Les difficultés des olim français avec cette fragmentation.

Pour le nouvel immigrant venu de France, arriver en Israël c’est d’abord rentrer à la maison. Les gens dans la rue ressemblent à tonton et tata. On sent intuitivement qu’on participe à une immense aventure, certainement la plus grande aventure de l’histoire juive moderne, et on est rempli de fierté de la réussite technique et culturelle israélienne, tellement bien dans ses baskets. On a l’impression qu’ici on peut enfin faire son « coming out » et assumer son altérité juive dans son intégralité puisqu’on est dans le pays des juifs. Ça c’est la première impression. Et puis cette impression agréable se trouve très vite doublée par un sentiment d’étrangeté car chaque contact avec l’autorité, avec l’administration, avec l’institution est traumatique. La banque, l’école, le dispensaire, voire même le chauffeur de taxi ou la prof d’oulpan. Même la rencontre avec l’immigrant de France venus dix ans plus tôt dans le pays n’est pas toujours évidente. Ce n’est pas qu’un problème de langue même si la non-maîtrise de la langue rajoute à ce sentiment d’étrangeté.

A moins qu’il ait un doctorat en sociologie, doublé d’un professorat en philosophie juive et d’une bonne maîtrise de l’histoire du sionisme, l’olé hadash  a toutes les chances de passer à côtés des grands conflits identitaires sous-jacents au quotidien israélien. Pour le nouvel immigrant, pour lequel quand il était en France, la similarité juive faisait que chaque être vaguement juif rencontré au détour d’un contact professionnel devenait un proche et un allié, ici cette même similarité ne suffit plus.

Ici on se reconnait avec des clivages plus fins : religieux vs laïques, ashkénazes vs séfarades, gauche et droite. Et les religieux se différencient en mille sous-groupes, chacun revendiquant l’exclusivité de la vérité authentique. Ce qui pourrait être pris pour une curiosité anthropologique a en fait des implications très concrètes. Les clivages essentiels pour les israéliens n’avaient pas de sens pour le juif de diaspora. Chaque futur nouvel immigrant de France se réjouissait, avant son aliyah, de la création de l’Etat d’Israël, était fier des victoires militaires d’Israël et était peiné de ses peines.

Le cloisonnement social

Etant un pays de resocialisation de la jeunesse à des projets idéologiques, le système est construit selon une série de modèles éducationnels cohérents et étanches. Chacun des modèles étant mitoyen des autres modèles et dans chacun des modèles, la maison, l’école et le mouvement de jeunesse transmettent le même message.

Si tu inscris ton fils à trois ans dans une maternelle sioniste religieuse, il portera une kippa tricotée, servira à l’armée et verra dans l’état d’Israël le début de la rédemption.

Si tu l’inscris  dans une école ultra-orthodoxe, ce même enfant a toutes les chances de s’habiller en chapeau et costume noir, de ne pas aller à l’armée et de ne pas avoir de connaissance en anglais, maths et informatique. Mais il aura la chance de s’inscrire dans la mouvance haredite.

  1. Les efforts existants pour recoller les morceaux.

Avec l’érosion du sionisme idéologique, il y a aussi érosion des modèles exclusifs d’identité. Israël évolue donc lentement vers un modèle plus fluide qui se rapproche du modèle juif français inclusif.

Les sionistes religieux perdent entre 20 et trente pourcents de leurs jeunes qui deviennent moins pratiquants que leurs parents. Ils restent dans leur grande majorité nationalistes. La population laïque grandit donc avec des éléments traditionnalistes et nationalistes. Dans la classe moyenne les mariages entre séfarades et ashkénazes sont très fréquents. On en est à 80%  du potentiel statistique (28% sur 33%).

En vingt ans la place des séfarades au sein des médias a grimpé d’une manière singulière. Il n’est plus politiquement correct d’avoir une table ronde ou une émission de radio sans avoir un représentant du monde séfarade.

La minorité antireligieuse disparait. Une partie de cette minorité en mal d’Europe quitte Israël pour Berlin. Et l’immense majorité des israéliens deviennent traditionnalistes. 80% n’ont jamais mangé du porc (si on compte les arabes le pourcentage devient encore plus grand). 70% respectent une certaine forme de casher même quand ils sont à l’étranger. Ils se revendiquent de l’orthodoxie mêmes s’ils ne sont qu’assez peu pratiquants. Les courants conservatives et réformés ne comptent que 40,000 membres actifs en comparaison de plus d’un million d’ultra-orthodoxes.

On compte des initiatives éducationnelles multiples qui s’inscrivent dans cet esprit d’intégration religieuse. En 2008, le député Michael Melchior, ancien grand Rabbin de Norvège, valide la création d’un courant éducatif national alternatif nommé « hinoukh meshalev », lequel intègre une éducation à la fois religieuse et laïque et qui rappelle les écoles qu’on connait à l’étranger. Les enfants religieux pratiquent le rite alors que les enfants de famille non pratiquantes consacrent les heures de prières à d’autres activités éducatives morales et sociales.  Le réseau Metarim compte 80 établissements scolaires de ce type.

Il y a des groupes de rencontre et d’étude qui font rencontrer des juifs de différents modes de pratique religieuse.

 

Dans une moindre mesure, j’ai œuvré pendant quinze ans à créer des groupes de dialogue et de coexistence entre juifs et arabes ; une des organisations que j’ai créé IIA rassemble un millier de militants et anime plus de cinquante groupes de réflexion où juifs et arabes se rencontrent une fois par mois pour construire ce projet de vivre ensemble qui célèbre la diversité. « Comment éduquer nos enfants à être profondément eux-mêmes et accepter l’autre dans son altérité ». « Comment partager un espace commun avec des gens qui ne partagent pas le même projet sociétal ». Nous faisons travailler sur ces thématiques des habitants juifs des implantations et des musulmans fondamentalistes. J’ai monté également d’innombrables groupes de travails entre imams et rabbins.

J’ai aussi participé à la création de la yeshiva laïque de Jérusalem et différents groupes d’étude. J’ai chez moi à la maison tous les mardis soirs un groupe de talmud où étudient ensemble des juifs laïques, sionistes religieux et ultra-orthodoxes. Le projet n’est pas de convaincre qui que ce soit mais de découvrir les textes fondamentaux de notre tradition dans un regard pluriel et dans une modestie épistémique.

On m’a récemment demander d’animer un forum très sélectif de rabbins de premier plan représentants les principaux courants de l’orthodoxie – c’est secret – pour penser une pensée politique. Je lance un grand projet de groupes de dialogue entre haredim et non-haredim pour l’année prochaine.

Il est clair de l’esprit de rassemblement qui m’habite est nourri de mon éducation française qui refuse les clivages et souhaite la cohésion nationale

 

  1. Comment les olim francophones peuvent contribuer au rapprochement ?

Les Français théoriquement pourraient être la colle entre l’étiquette et la bouteille. Mais ça ne marche pas comme ça.

Les français peuvent apporter le « French touch », par-delà le camembert et la baguette, la classe de l’habillement qu’ils ont déjà apporté partout en Israël.

Je souhaite apporter l’attention sur le sondage de Makor Rishon de shabbat dernier.

Parmi ceux qui ont exprimé leur opinion, 45.5% des olim français ne s’opposent pas aux transports publics le shabbat ; 49.5% ne s’opposent à l’ouverture de magasins shabbat. Quand on sait que 80% des olim de France sont religieux ou traditionalistes, on comprend que le passage par la France, par Rousseau, Voltaire et la république, a laissé des traces fortes sur eux.

Sur ce point pour le moins, leurs positions ne sont pas celles des juifs d’Afrique du nord venus directement en Israël.

 

Pour être écouté ici comme ailleurs, il faut être un modèle de réussite et avoir une théorie d’action cohérente, ou, pour le moins, moins incohérente que les autres récits narratifs.  Un grand récit qui est plus adapté à la réalité que les autres grands récits. La raison pour laquelle je soutiens l’initiative de mon maître et ami Shmuel, c’est que le colloque des intellectuels juifs de langue française est le lieu où peut se penser  dans le détail ce récit méta-narratif alternatif. Celui d’un judaïsme pluriel qui ne soit pas basé sur la négation de l’autre et le repli identitaire mais sur l’affirmation de soi dans le respect de la différence de l’autre. Nous avons un lourd bagage théorique, au travers de nos maîtres Buber, Levinas, Jankélévitch pour pouvoir développer une pensée en ce sens.

 

Je vais maintenant vous décrire pas ce que je voudrais qui soit mais un état des lieux dans ma perspective d’un vieux immigré ici depuis 40 ans. Je vous invite à me contredire

  1. Apprendre l’hébreu. Et découvrir la société israélienne dans sa diversité.
  2. S’intégrer dans un courant existant. Ceux qui réussissent le mieux sont ceux qui ont adopté totalement comme un package tout l’ensemble du secteur israélien. Ils ont avalés des couleuvres mais le système israélien a sa logique interne. Nous n’avons pas les moyens de le changer car nous n’avons ni capital démographique, ni capital social, ni capital culturel ni capital financier. Apres 15 ans ici, et s’étant fait un positionnement social et ayant compris. On peut commencer à exprimer avec précaution son opinion.
  3. Tout activiste social, tout homme d’affaire, tout activiste politique c’est que pour intervenir intelligemment sur un système, il faut d’abord et avant tout le comprendre. Il faut comprendre ses tenants et ses aboutissants ; faire une cartographie des acteurs et penser les alliances et les coalitions possibles. On peut ensuite penser une stratégie et enfin penser un plan d’action pour intervenir et changer les choses dans le bon sens. Nous devons lancer un grand programme d’éducation civique, d’éducation populaire sur la sociologie israélienne en français pour les olim déjà ici et les dizaines de milliers qui finiront par venir dans la décennie qui vient. Cela peut se faire sur internet, sur MOOC, publier des livres de vulgarisation et je vois ce colloque comme une première occasion d’expliquer la logique des modèles israéliens.

 

(PhD, MBA, BSc) Senior Fellow, Jewish People Policy Institute