Le Rubicon de la Loi sur la nation

Les grands discours parviennent à exprimer un sentiment collectif de manière peu banale. Les discours vraiment exceptionnels réussissent à toucher la croyance et la volonté collectives en quelques mots. Leur secret ne réside pas uniquement dans leur merveilleuse rhétorique, mais dans leur portée historique et éthique.

Abraham Lincoln a réussi un tel pari dans son discours de Gettysburg. Après une victoire militaire importante, il se rendit à l’inauguration du cimetière militaire destiné aux soldats tombés au combat, et prononça un célèbre discours, dans lequel il parvint à définir l’esprit de la démocratie américaine, dans sa phrase de conclusion : « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre ».

Un autre discours américain monumental est le célèbre discours de Martin Luther King : « Je fais un rêve ». En 1963, King fit le rêve de la fin de la discrimination envers les noirs. Son rêve n’était pas celui d’un individu unique mais portait en lui l’idéal de générations entières d’esclaves noirs, un idéal que King parvint à exprimer: « il faut nous engager à toujours aller de l’avant et vaincre. Nous ne ferons pas marche arrière ». Il ajouta : « nous ne serons jamais satisfaits, aussi longtemps que nous ne pourrons louer une chambre dans une auberge sur une autoroute ou dans un hôtel en ville ; nous n’accepterons jamais plus de panneau indiquant « blancs seulement » aussi longtemps qu’un Noir au Mississipi ne pourra pas voter… Ne croupissons pas dans la vallée du désespoir… Je fais un rêve profondément ancré dans l’idéal américain. Je fais aujourd’hui un rêve ! »

 

L’histoire juive est remplie de discours extraordinaires. Pendant la période de la grande révolte, Elazar Ben Yaïr prononça un discours particulièrement émouvant à Massada. «Et maintenant, il est clair pour nous que demain viendra notre perte, mais nous avons la possibilité de choisir une mort héroïque.  Que nos femmes meurent avant qu’elles ne soient rendues impures, que nos fils meurent avant qu’ils aient gouté l’esclavage… Nous assumerons notre liberté jusqu’au tombeau .» Il ajouta: « Les Romains seront affligés … Nous leur laisserons seulement les vivres  en témoignage post- mortem de ce que nous ne sommes pas morts de faim ni de pénurie mais que nous avons préféré la mort à une  vie d’esclavage ». Le sentiment collectif que ce discours exprima montre que la liberté est préférable aux tourments de l’esclavage. L’indépendance nationale et personnelle sont des motifs auxquels il est bon de dévouer son âme, et donc il est préférable de mourir en homme libre.

Quelques discours emblématiques caractérisent la période du Retour à Sion. Le discours de Benjamin Zeev Herzl lors de l’ouverture du premier Congrès Sioniste constitua le discours sioniste le plus important qui fut jusqu’à la création de l’Etat : « Nous pouvons dire que nous sommes rentrés à la maison. Le sionisme est le retour au judaïsme, et ce, avant même le retour au pays des Juifs… » Herzl exposa l’essence même du sionisme, en tant qu’il est un mouvement national juif. Il détermina que la réussite du mouvement sioniste se mesurera à l’aune de notre capacité  à « transformer la question juive en question sioniste ». « Un peuple »,  affirma Herzl « ne peut que s’aider lui-même ».

Une caricature de Gérard Darmon

Le rêve d’Herzl s’est réalisé 51 ans plus tard. Le 5 Iyar 5708, sur l’avenue Rothschild à Tel Aviv, quelques heures avant l’entrée de shabbat, David Ben Gurion se leva et lut la déclaration d’indépendance, le document fondateur de l’Etat d’Israël. Au cœur du document, se trouve la déclaration la plus importante qui donne une expression à ce qui fut le fardeau de l’âme de toutes les générations depuis l’exil:

« Nous déclarons par la présente la création d’un Etat juif en terre d’Israël, à savoir l’Etat d’Israël« .

David Ben Gurion exprimait une évidence, à savoir la volonté collective du peuple juif depuis 2000 ans. Nous déclarons la création d’un Etat juif. Nous, au pluriel, déclarons l’établissement de notre Etat juif.

Beaucoup d’eau a coulé dans le Jourdain depuis que Ben Gurion a déclaré la création d’un Etat juif. Malheureusement, c’est une vision du monde post-sioniste qui a pris la main depuis. L’idée post-sioniste décrête que la définition de l’Etat d’Israël comme Etat juif est une idée disqualifiée, fasciste et raciste. (Cela est bien sûr absurde dans la mesure où le judaïsme n’est pas une race. Nous sommes le peuple juif. Il y a des Juifs noirs et des Juifs blancs, en fait il y a des Juifs de toutes les races, et la porte est ouverte à tout individu souhaitant rejoindre le peuple juif, quelle que soit sa race). Et ainsi à l’instar de l’Etat d’Israël, de nombreux pays à travers le monde se définissent eux-mêmes comme Etats-nations.

 

La loi fondamentale qui a pour titre officiel « L’Etat d’Israël, Etat-nation du peuple juif », loi soumise à évaluation ces jours-ci, a un seul objectif : ancrer l’Etat d’Israël en tant qu’Etat-nation tout en protégeant les droits de tous ses citoyens. C’est ainsi que la loi est devenue un papier de tournesol – ceux qui demandent à effacer les caractéristiques juives de l’Etat d’Israël, tel que cela a été défini dans la Déclaration d’Indépendance, ont franchi le Rubicon. Il est impossible de s’opposer à la loi et de rester en même temps sioniste.

Précisément, l’attaque historique contre la loi sur la nation montre à quel point la loi est importante. Il faut bien comprendre que les sionistes comme les antisionistes se réjouissent de la loi fondamentale définissant Israël comme un Etat démocratique. Seulement, seuls les antisionistes se battent de toutes leurs forces contre les lois dont le but est de définir l’Etat d’Israël comme un Etat juif.

En d’autres termes, la loi vient révéler l’abîme idéologique qui existe entre la gauche sioniste et la gauche antisioniste. La gauche sioniste souhaite créer un Etat palestinien aux côtés d’un Etat juif. D’autre part, la gauche antisioniste se bat pour la création d’un Etat palestinien, mais à ses côtés, se tiendrait non pas un Etat juif, mais d’un « Etat de toutes ses nationalités » (un Etat plurinational), autrement dit un Etat non-juif.

Les antisionistes cherchent à nier au seul peuple juif le droit à un Etat indépendant. Une politique politicienne qui discrimine les Juifs, tout simplement parce qu’ils sont Juifs, équivaut en pratique à une politique antisémite.

 

 

* »Les antinationistes » est une caricature proposée par Gérard Darmon

Docteur en philosophie, Doyen du Fonds Tikvah, Directeur de l’Institut Argaman, Président d’honneur du centre Etzeg, fondateur du mouvement "Im Tirtzou", a été membre de la direction d’institutions nationales, auteur de Im Tirtzou, manifeste pour le renouveau du sionisme, et d’une série d’essais et d’articles sur la philosophie, la littérature et le sionisme dans les journaux Haaretz, Makor Rishon et Maariv.