Propos recueillis par Avraham Azoulay pour Le Petit Hebdo du 25/04/2020
« Hamedina hayehoudit meever lanormaliout. » « L’Etat juif, par delà la normalité » (Editions Carmel), en France, dans une version différente, « Le Nouvel Etat Juif » (Berg International).
Shmuel Trigano, né en 1948, professeur émérite de sociologie de l’Université de Paris, auteur de 25 llivres dans les domaines de la pensée juive, de la sociologie, de l’histoire, de la philosophie politique, directeur de nombreux ouvrages dont « La Société Juive à travers l’Histoire » en 4 tomes. Fondateur du Collège des études juives de l’Alliance Israélite Universelle (Paris), de l’Université Populaire du judaïsme, de l’Observatoire du monde juif, de trois revues, « Le Bulletin de l’Observatoire », « Pardès, revue européenne d’études juives », « Controverses, revue d’idées politiques », Lauréat du Prix Bernheim pour les sciences de la Fondation du Judaïsme français, du Prix des Impertinents du Figaro (2011). B.A. de l’Université hébraïque (1973), co-fondateur de l’association Dialogia (tel aviv)
Qu’avez-vous voulu dire dans ce livre, que le peuple juif ne rentrerait pas dans la norme ?
- T. Le courant dominant du sionisme a eu pour projet de « normaliser » les Juifs, c’est à dire de les rendre « comme les autres ». Cette normalité était plus qu’une libération des chaines du ghetto ou de la menace antisémite. Elle se proposait de couper les amarres avec une histoire de 28 siècles et de reïtérer le projet de la « régénération des Juifs » de la Révolution Française. Si le sionisme a réussi sur le plan intrinsèque de l’existence juive, tout nous montre que l’Etat d’Israël non seulement n’est pas tenu pour « normal » par une grande partie de la planète mais en plus qu’en son sein même se pose une « question juive », la question de « L’Etat juif et démocratique ». Dans la nation israélienne, le peuple juif pose problème comme il l’a posé dans la Galout et dans l’Emancipation qui n’a concédé de citoyenneté aux Juifs qu’à titre individuel, au prix de l’effacement de leur condition de peuple et de leur identité historique. La création de l’Etat ( l’Auto-émancpation) a généré une tension entre la « nation israélienne » (dans laquelle se trouve des citoyens non juifs – qui pourtant ne veulent pas y appartenir!) et le « peuple juif » (dans lequel se trouvent des Juifs non israéliens).
Dans ce livre, j’ai analysé cette tension structurelle en remontant à ses origines et en tentant de lui trouver une issue, les moyens d’une convergence (mais pas d’une fusion) de la « nation israélienne » avec le « peuple juif ». Elle ouvrirait un deuxième âge au sionisme en visant à réintégrer dans la souveraineté politique israélienne sa dimension métapolitique, celle du Netsah Israël, dont la définition actuelle est l’objet de la réflexion dans ce livre. La question de la judéïté est en effet toujours en jeu dans l’Etat d’Israël: un acte, quasi théatral par sa puissance symbolique, résume celà plus que bien des explications. Lorsque le vainqueur de la Guerre des 6 jours, Moshe Dayan s’est retrouvé face au Mont du Temple, il se serait exclamé « Qu’allons nous faire de tout ce Vatican là? » et il finit par remettre les clés du Mont du Temple au chef du Waqf suivi par le Cabinet israélien et notamment les ministres du Parti National Religieux. Dans cette défaillance à assumer la souveraineté du peuple juif dans sa dimension symbolique, il n’y a pas que le sionisme normalisateur à être en jeu mais aussi le judaïsme rabbinique…
Qu’entendez-vous par judaïsme, religion ou non ?
- T. L’univers biblique nous montre que le judaisme fut plus qu’une religion dans le sens du XIX° siècle. Il porta une Cité. Sa caractéristique est de se tenir au croisement de la transcendance et de l’immanence, comme l’eprime l’idée que la Divinité, pourtant infinie et non représentable, réside au sein du peuple. C’est plus tard avec le premier exil que le judaisme va se rassembler autour de « la religion ». La chose se confime avec l’empire perse sous l’égide duquel le deuxième temple est érigé mais sans Etat (l’Etat-Temple, Medinat Mikdash) de sorte que l’Etat juif devient une communauté cultuelle. Le judaïsme rabbinique nait alors avec Ezra et Néhémie. Ce judaïsme est aujourd’hui le seul que nous ayons. Mais il s’est forgé dans la condition politique de la gola depuis ses origines (l’exil perse) et il y est resté mentalement, idéologiquement en se retrouvant en Israël. Dans la modernité, le Sanhédrin napoléonien fera des Juifs une confession cultuelle. Le sionisme religieux quant à lui n’a fait que prendre le train en marche du sionisme (tout en restant dans l’héritage napoléonien), il ne l’a pas initié. Si on demande au projet sioniste de s’ajuster à l’héritage judaïque, il faut demander au judaisme rabbinique de s’ajuster à la souveraineté (sans qu’il soit appelé à s’y dissoudre) et à la reconstruction de la condition de peuple. C’est un nouvel âge qui s’annonce. Le judaisme est plus grand qu’une religion mais il inscrit la transcendance dans l’immanence au point que l’autorité sacerdodale est distincte de l’autorité politique-civique. Aujoud’hui la temporalité biblique que le retour en Eretz ISraël renouvelle ébranle objectivement la temporalité talmudique et elle fait voler en éclat les formes modernes qui planifiaient l’éclipse du peuple juif. Nous avons besoin d’un nouveau commentaire de la Torah et de la redécouverte d’une philosophie politique hébraïque.
Pensez-vous que ce que nous vivons aujourd’hui peut bouleverser les données actuelles ?
- T. La pandémie est le produit de la mondialisation mais il est fort possible qu’elle sonne la fin de la mondialisation, dans ce sens où il est probable que la nation et l’État reviennent au premier plan. L’idéologie post moderniste qui affecte la démocratie sur tous les plans, et notamment en Israël s’en trouvera très profondément ébranlée. Ceci mis à part, j’entends dans cette crise un très fort message spirituel qui est lancé à l’Humanité. Nous vivons des temps babéliens: avec les prouesses technologiques et la conscience de la toute puissance que favorise le post-modernisme, l’Humanité a dépassé sa limite constitutive, la limite qui fait son identité: les Grecs appellent ce travers l’hybris, les Hébreux l’interdit de l’Eden. Les doctrines du transhumanisme, du « post-humain », du genre, etc, en donnent l’illustration. Mais il faut avoir une « oreille perforée[1] » (Ps 40, 7) pour entendre un tel message…
Croyez-vous que cela aura une influence sur la Alyah des juifs dans le monde ?
- T. J’observe deux évolutions: je crois que le judaïsme américain a entamé son déclin. Lui aussi a abusé de son illusion de puissance et de sa complaisance narcissique. Il se croit incarner la morale et jette un regard méprisant sur la façon dont Israël se débat avec la réalité. C’est facile quand on a les mains blanches et qu’on n’assume pas de responsabilités existentielles. En fait la souveraineté juive d’Israël le gène dans sa marche à l’assimilation.
Le soutien apporté au BDS par la gauche juive américaine scie la branche sur laquelle tout le judaïsme américain se tient. Pour ce qui est de l’Europe, il me semble très clair que la fin de partie est sonnée pour les Juifs. j’ai beaucoup analysé et écrit sur ce sujet. Démographiquement, on se dirige vers une ère dans laquelle la majorité du peuple juif sera Israélien. C’est une gigantesque nouvelle donne, la resurrection de la condition biblique, d’avant l’exil. C’est elle qui intime la « révolution culturelle » dont nous avons besoin.
En 69 vous avez fait votre alyia et vous expliquez que durant les 4 ans d’études vous n’aviez rien écrit alors que vous écrivez depuis l’âge de 15 ans. C’est dans votre retour en France que votre œuvre est née. Depuis vous êtes revenu en Israël il y a cinq ans et là vous êtes aujourd’hui très actif et créatif.
- T. Mon écriture est née dans cette tension entre l’espérance du Netsah Israël et la réalité dérangeante. L’expérience d’Israël alors m’est apparue marquée d’une contradiction: le paysage des temps messianique était là mais les Juifs y étaient absents, absents à eux mêmes. L’exil pouvait continuer en Israël! Etudiant à l’Université hébraïque j’ai vécu très fortement sur le plan intellectuel le partage entre savoir juif et pensée juive, le fait que les disciplines des études juives étaient dissociées des disciplines générales, marque de l’exil de l’intellect de l’Israël éternel dans le lieu même où il aurait dû connaître son efflorescence. Je suis reparti en France pour rester sioniste et comprendre ce qui se passait. Et là j’ai écrit deux livres liés entre eux « Le récit de la disparue, essai sur l’identité juive », et « La nouvelle question juive, l’avenir d’un espoir ». Au bout de 25 livres et de très nombreux travaux, je crois avoir compris quelque chose et je suis revenu en Israël pour mettre ces idées à l’épreuve de la réalité. J’ai créé l’association Dialogia avec Max Benhamou où nous organisons de nombreux colloques en français et en hébreu et dont un des objectifs est de penser la politique dans le judaïsme et le judaïsme dans la politique. Il y a aussi l’Université Populaire du judaisme que j’ai créée et qui est retransmise sur internet.
Vous aviez alors découvert qu’il n’y avait pas de place pour le monde intellectuel à l’époque ?
- T. C’est plus compliqué. A l’epoque, il y a 50 ans, la division laïcs – religieux était très abrupte, et encore plus à l’université hébraïque. La pensée n’était pas du côté de la « religion » et le « religion » restait dans ses yeshivot. La science académique, la Wissenschaft des Judentums occultait pour des raisons idéologiques l’anthropologie, la politique, l’histoire, la pensée pour privilégier l’autopsie du cadavre du judaisme défunt.
En réflechissant rétroactivement, je me rends compte que jamais je n’aurais pu en Israël publier, ni même concevoir, tous les livres que j’ai pu publier en France, du fait du système corporatiste qui y règne dans les choses de la pensée et jusqu’à ce jour. Une pensée à cheval sur plusieurs mondes et disciplines n’a pas de place instituée sauf à rester marginale, ni lue par les « laïcs », ni par les « religieux », ignorée par les professeurs. Peut être j’ajouterais parce qu’elle repose aussi sur ce que j’avais appelé dans mon premier livre « l’hébreu des profondeurs » dont l’économie symbolique est différente de l' »israélien » (comme on dit l' »italien »)[2]. Le retour en France m’a poussé à aller jusqu’au bout de l’exil dont j’avais constaté qu’il n’était pas fini en Israël alors que l’alyah qui m’avait aidé à « toucher terre » m’avait donné la conviction que le rêve juif pouvait se réaliser.
*interview parue dans Le Petit Hebdo, jeudi 23 avril, 2020
[1] traduction approximative du verbe employé dans cette expression. Il désigne aussi l’acte de conclure une alliance (brit): on dit, en hébreu, « casser ( likrot) une alliance » pour dire « faire alliance », c’est tout un univers de sens qui se trame là (cf. S. Trigano, « La séparation d’amour, une éthique d’alliance » (Arléa, 1998).
[2] J’ai écrit deux livres à ce sujet, « L’Hébreu, une philosophie » et un livre à paraître « L’odyssée de l’être, métaphysique hébraïque », les deux livres aux Editions Hermann (Paris).