Dans une scène clé de la série The Crown, quand Lord Mountbatten demande à la Reine son épouse, lors de son couronnement, de le dispenser de s’agenouiller devant elle, elle justifie son refus par deux arguments : la Tradition et la dimension sacrée du rituel du couronnement, qui ne saurait être modifié. Ce sont précisément ces deux éléments qui donnent à The Crown son attrait presque magique aux yeux d’un public nombreux. L’histoire de la famille royale anglaise réunit en effet ces deux dimensions, presque tellement absentes de la vie politique moderne et que beaucoup regardent avec une nostalgie souvent inavouée: la tradition et le sacré. Quel rapport avec la crise actuelle du politique, encore accentuée par la pandémie du Covid-19?
1.
Pendant longtemps, nous avons vécu dans l’illusion que la soif de sens pouvait être épanchée à d’autres sources qu’à celles de l’espace politique et social. La religion a ainsi été reléguée entièrement dans la sphère privée, dans la droite ligne du mouvement de séparation du politique et du religieux sur lequel repose l’Occident moderne et sa forme politique de prédilection, l’Etat démocratique et laïc. Ce “désenchantement” du monde moderne a été décrit par Max Weber dans deux conférences prooncées entre 1917 et 1919, dans les termes suivants : “Le destin de notre époque, caractérisée par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique” (1). Lorsque le célèbre sociologue allemand prononça ces deux conférences, il était plongé dans la lecture de la Bible hébraïque et notammant des Prophètes et du Livre de Job.
Soixante-dix ans après Weber, Marcel Gauchet a repris ce même concept de “désenchantement du monde” pour décrire un monde qui n’a pas tant renoncé à la croyance religieuse, qu’à la religion en tant que force “structurante”, qui commande la forme politique des sociétés et définit l’économie du lien social (2). L’avènement de l’ordre politique moderne en Occident repose en effet, commente Pierre Manent, non seulement sur la séparation de l’église et de l’Etat, mais aussi sur la séparation de “la question de la liberté et de la question de la vérité”. On ne saurait mieux décrire le désarroi de l’homme contemporain, que la crise du Covid-19 a rendu encore plus manifeste : la liberté est un bien précieux, mais elle ne suffit pas à nourrir les aspirations de l’être humain. Si seule la liberté importe, alors à quoi bon l’Etat et l’ordre politique, dès lors qu’ils ne sont plus à même de garantir le besoin de liberté toujours plus grand? Le discrédit actuel de l’Etat – et du politique en général – tient largement à cet oubli de la question de la vérité, reléguée entièrement dans l’ordre des convictions privées.
2.
Dans un monde où le sacré a été chassé de la vie publique, il réapparaît sous des formes diverses et parfois monstrueuses. Aux côtés d’innocentes religions “New Age”, qui ne se préoccupent que du bien-être individuel de leurs adeptes, c’est l’islam le plus fanatique qui attire ainsi de nombreux jeunes Occidentaux, en proie à cette nostalgie d’une religion “structurante” qui donnerait un sens – fut-il celui du Djihad et du sacrifice – à leur vie morne et vide. La réponse que les démocraties prétendent apporter à la “radicalisation” islamiste atteste d’une incompréhension fondamentale de ce phénomène. La seule manière d’y répondre effectivement consisterait en effet à réinvestir l’espace politique et social, en y réintroduisant la dimension du sacré qui en a été chassée. Mais l’idéal républicain – qui n’est plus que l’ombre de lui-même – et ses pauvres rituels sont bien incapables aujourd’hui d’apporter une telle réponse.
Pour refonder le politique, dans un monde désenchanté et désinvesti par le sacré, il faudrait être en mesure de redonner aux institutions et à la notion même de l’État ce dont il a été privé lors de la Révolution française, à savoir sa dimension d’incorporation. La maladie de la démocratie moderne est en effet la conséquence ultime de la manière dont elle s’est constituée, décrite en termes parlants par Claude Lefort : “L’Ancien Régime est composé d’un nombre infini de petits corps qui procurent aux individus leurs repères identificatoires. Et ces petits corps s’agencent au sein d’un grand corps imaginaire dont le corps du roi fournit la réplique et garantit l’intégrité. La révolution démocratique explose quand se trouve détruit le corps du roi, quand tombe la tête du corps politique, quand, du même coup, la corporéité du social se dissout” (3). Dans cette description saisissante du “grand corps imaginaire” défunt, on reconnaîtra aisément cette autre forme de “corporéité du social”, la Oumma, elle aussi largement imaginaire, de l’islam contemporain en Occident.
3.
Comment dès lors réenchanter l’espace politique, sans sacrifier les acquis de la démocratie? Il faudrait pour cela redonner “corps” au politique, sans pour autant abolir l’espace privé et la liberté de pensée. Autant dire qu’il ne s’agit évidemment pas de retourner à l’Ancien Régime d’avant 1789, ni d’adopter le culte mortifère de l’Oumma islamiste. La réponse, comme l’avait confusément entrevu Max Weber, alors qu’il décrivait le monde désenchanté de l’Europe à la fin de la Grande Guerre, réside peut-être dans une autre forme de régime politique, plus ancienne encore que ces deux derniers, et largement absente du débat politique actuel : je veux parler de l’hébraïsme politique, source occultée de la pensée politique moderne (4). Ce n’est pas un hasard si des regards toujours plus nombreux se tournent aujourd’hui, tant en Occident que dans le monde musulman, vers Israël.
Ce que le monde contemporain attend d’Israël, c’est en effet précisément la réponse à cette question lancinante, aussi ancienne que le peuple Juif, en tant que “nation par excellence” : quelle forme politique peut garantir la liberté individuelle, sans pour autant renoncer à la vérité? Ou, pour dire les choses autrement, comment réinsuffler l’esprit des Prophètes d’Israël dans un monde politique désincarné? Le monde attend d’Israël – redevenu l’Israël “charnel” sur sa Terre retrouvée, qu’il reprenne pleinement sa place de Lumière des nations (5), non pas seulement en tant que “Start-up Nation”, mais aussi en tant que peuple ancien-nouveau, antique nation qui a, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cherché à édifier un ordre politique conforme à la parole de Dieu.
Autant dire que cette réponse ne peut être apportée pleinement par un régime politique qui trouverait son inspiration uniquement dans des sources extérieures à la Tradition d’Israël. Comme le faisait observer Jabotinsky en 1936, en matière politique comme en matière économique, Israël n’a pas besoin de copier servilement les “spécialistes” des nations, mais doit au contraire servir de pionnier et d’exemple, notamment en se fondant sur les trésors de sa propre culture (6). Pendant les siècles de la dispersion, quand le peuple Juif ‘était réfugié dans les “quatre coudées de la Loi”, ce sont les Nations qui ont maintenu vivant le souvenir de l’antique Royaume de David et de Salomon en tant que réalité politique, souvenir dans lequel elles ont souvent trouvé une source d’inspiration (7). Aujourd’hui, alors qu’il est revenu sur sa Terre pour ne plus la quitter, le peuple d’Israël doit redevenir la source première d’inspiration de la politique moderne, en faisant revivre l’ancienne notion de Malhout Israël, pour éclairer et réenchanter le monde.
Pierre Lurçat
- M. Weber, Le savant et le politique, Plon 1959.
- Je reprends ici l’analyse que fait Pierre Manent des idées de Marcel Gauchet, dans son lumineux Cours familier de philosophie politique, Fayard 2001.
- C. Lefort, L’invention démocratique, Fayard1981, cité par Pierre Manent, op. cit. p. 226.
- Notion explicitée notamment dans Political Hebraism, Judaic Sources in Early Modern Political Thought, Shalem Press, Jerusalem et New York, 2008.
- Comme l’avait écrit Rousseau dans l’Emile : “Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des écoles, des universités… Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire”.
- Voir notamment “Ha-baki”, Hayarden 1936, cité dans M. Bela, Olamo shel Jabotinsky, et “Le sionisme suprême” (hébreu), dans I Nedava, Ish ou mishnato.
- On le voit bien lors du couronnement de la Reine Élizabeth 2, durant lequel sont mentionnés les noms de plusieurs des Rois d’Israël.