Après le pogrome de Lod : Repenser le statut de la minorité arabe en Israël

Les images terrifiantes des pogromes anti-juifs à Lod, Acco et ailleurs ont ramené Israël un siècle en arrière : au temps du Yishouv, la collectivité juive pré-étatique en Eretz-Israël. En 1921, puis en 1929 et en 1936, ce sont les mêmes scènes d’attaques anti-juives menées sous le regard passif de la police britannique qui ont durablement marqué les habitants du Yishouv, et que l’historiographie sioniste désigne par l’euphémisme d’”événements”. Ce retour en arrière, cette terrible régression politique pour le peuple Juif, interroge les fondements du projet imaginé par les pères fondateurs du sionisme moderne, à savoir un Etat juif, dans lequel pourraient coexister une majorité juive et des minorités non juives.

 

Les pogromes perpétrés par des citoyens arabes israéliens contre des citoyens juifs à Lod et ailleurs n’ont en fait pas seulement fait voler en éclats, selon le raccourci journalistique, la “coexistence judéo-arabe” au sein de l’Etat d’Israël. Ce qui a été détruit dans le feu des incendies de synagogues et de maisons juives, rappelant aux Israéliens – toutes origines confondues – les souvenirs sinistres des pogromes d’Europe de l’est, d’Afrique du Nord et d’ailleurs, c’est aussi et surtout l’idée même que la plupart d’entre nous se faisaient, jusqu’à ce jour, de la possibilité de faire exister une minorité arabe dans un Etat à majorité juive. Est-ce que les pères fondateurs du sionisme politique se sont trompés, comme l’écrit Sammy Ghozlan[1]? En réalité, ce n’est pas le modèle de l’Etat juif des pères fondateurs qui s’est écroulé sous nos yeux, mais bien son antithèse, à savoir l’Etat post-sioniste “de tous ses citoyens”.

 

Rappelons que la précédente vague de violences du secteur arabe israélien s’était produite au paroxysme de la vague post-sioniste, en octobre 2000, sous le mandat d’Ehoud Barak. Celui-ci est en effet le Premier ministre qui a été le plus loin dans l’application des idées post-sionistes consacrées par les accords d’Oslo. C’était alors, rappelle Emmanuel Shiloh dans les colonnes de Besheva[2], pour attirer les voix arabes et remporter ainsi les élections que Barak avait désigné la fameuse commission Or, dont le rapport a fait porter aux chefs de la police la responsabilité des événements sanglants déclenchés par des Arabes israéliens. C’est à ce moment que la police a été littéralement émasculée, avec les conséquences dramatiques auxquelles nous assistons aujourd’hui.

 

Dès lors, ces événements dont la gravité dépasse peut-être celle des missiles tirés sur Tel-Aviv et Jérusalem, placent devant un choix fatidique tant la minorité arabe que la majorité juive d’Israël. Aux Arabes, il appartient de choisir s’ils veulent rester des citoyens d’un Etat à majorité juive, avec les droits dont ils bénéficient déjà et les obligations – dont certaines leur ont été jusqu’alors évitées, pour de multiples raisons. Aux Juifs, il revient de redéfinir le fondement de l’identité nationale israélienne – comme avait tenté de le faire la Loi sur “Israël Etat-nation du peuple Juif”, de manière prémonitoire, et de redéfinir surtout ce qu’ils attendent des minorités non-juives vivant dans l’Etat d’Israël.

 

Concernant les Arabes israéliens tout d’abord : ceux qui ont participé aux pogromes anti-juifs doivent payer les conséquences de leurs actes. Ils doivent être identifiés, jugés et lourdement condamnés. Si l’arsenal juridique existant ne le permet pas, il pourrait être opportun d’y ajouter une peine de déchéance de nationalité, pour les atteintes aux personnes et aux biens juifs à caractère antisémite avéré. Israël a été créé pour que le peuple Juif échappe à tous les pogromes et farhoud consubstantiels à l’existence exilique, et il ne peut abriter en son sein des pogromistes, fussent-ils détenteurs d’une carte d’identité.

 

Mais au-delà de leur cas, c’est l’ensemble de la minorité arabe qui doit choisir son identité. Ses membres doivent en effet choisir entre devenir des Israéliens de culture arabe, ou bien rester des “Palestiniens vivant en Israël”. Le choix de l’identité israélienne ne se résume pas à une question administrative. Ils doivent assumer jusqu’au bout les contradictions de leur double identité, et les résoudre de manière non équivoque. Rester Israéliens implique qu’ils renoncent à toute identification publique à la cause palestinienne, sous peine de devenir la “cinquième colonne” des ennemis d’Israël. Ce choix leur appartient en définitive, et c’est à eux qu’il incombe de tracer leur avenir.

 

Mais ce choix crucial concerne également la majorité juive en Israël. Celle-ci a en effet, surtout depuis les années 1990 et la vague montante du post-sionisme, oublié les droits et les obligations afférentes au statut de majorité. Sous les coups de boutoir de l’idéologie post-sioniste – véhiculée par la Cour suprême et par de larges fractions de l’université et des médias – Israël a oublié les fondements du sionisme politique et a permis à ses ennemis de venir se nicher au cœur même de sa représentation politique, à la Knesset. L’autorisation donnée à des partis arabes niant le caractère juif de l’Etat et soutenant ouvertement le Hamas, l’OLP et les autres ennemis d’Israël de siéger à la Knesset a sapé le fragile équilibre sur lequel reposait l’existence d’une minorité arabe en Israël.

 

La faute en incombe non seulement aux électeurs arabes qui ont élu ces représentants, mais aussi aux institutions juives qui ont permis à ces partis arabes de prospérer – alors même que la Loi israélienne contenait les instruments pour interdire de tels partis (chaque mesure d’interdiction prononcée par la Commission électorale à leur encontre ayant été annulée par la Cour suprême). Le summum de l’absurde a ainsi été atteint, à au moins deux reprises : la première, quand le conseiller spécial d’Arafat, Ahmad Tibi, est devenu député à la Knesset. La seconde, quand  le fondateur du parti Balad, Azmi Bishara,  a été accusé d’espionnage en faveur du Hezbollah en pleine guerre du Liban, et a quitté Israël pour échapper à la justice, trouvant refuge à Doha.

 

Le cas Bishara est sans doute plus révélateur encore que celui de Tibi. Cet intellectuel formé à l’université berlinoise (où il a étudié aux frais du parti communiste israélien), est rapidement devenu la coqueluche de certains médias israéliens, qui voyaient en lui un intellectuel brillant, parlant le même langage qu’eux. Voici le portrait que dressait de lui le journaliste Nahum Barnéa, dans le quotidien Yediot Aharonot[3] : “Il était devenu le gourou des cercles intellectuels… comme l’institut Van Leer de Jérusalem. A leurs yeux, il était un philosophe combattant. Les femmes tombaient amoureuses de lui. Les hommes lui ouvraient les portes de l’académie….”.

 

Selon Barnéa, qui appartient à la gauche israélienne, Bishara s’est servi du cheval de Troie du “rapprochement judéo-arabe” et de “l’État de tous ses citoyens” pour pénétrer les cercles d’influence, alors qu’il n’a en fait jamais renoncé à son credo politique nationaliste arabe. Le jugement de Barnéa est d’autant plus instructif qu’il fait lui-même partie de ceux qui se sont laissé abuser par la rhétorique de Bishara. Si l’exemple de Bishara doit nous enseigner une chose, c’est que la ‘houtspa des députés arabes israéliens radicaux se nourrit de la naïveté et de la cécité politique de ceux qui ont apposé un tampon de “cacherout” politique sur leurs opinions anti-israéliennes extrémistes.

 

Rien ne sera plus comme avant dans les rapports entre Juifs et Arabes en Israël. Mais cela n’est pas forcément une mauvaise chose; car la fin d’un mensonge peut aussi inaugurer de nouvelles relations plus vraies. Aux Arabes, il faudra apprendre à vivre comme une minorité assumant pleinement ses obligations civiques (y compris celle d’accomplir un service national – militaire ou civil, à eux de choisir – et de respecter l’hymne national et les autres symboles de l’Etat juif). Aux Juifs, il appartiendra de savoir se comporter en majorité digne et de ne pas brader ses droits et son identité nationale.

 

La question du caractère juif de l’Etat d’Israël n’était pas, comme nous avons pu le croire pendant trop longtemps, un luxe réservé aux débats intellectuels et médiatiques. Elle est lourde de conséquences pour notre existence même. Soit Israël restera un Etat juif, à condition de se défendre à l’extérieur et à l’intérieur de ses frontières, soit il deviendra “l’Etat de tous ses citoyens”, prélude à la guerre civile et à la fin du rêve sioniste.

 

Pierre Lurçat

 

[1] https://www.cjfai.com/fwd-les-peres-fondateurs-de-letat-disrael-seseraient-ils-trompes/

[2] E. Shilo, “Le natsea’h bé-Azza vegam bé-Lod”, Besheva 13.5.2021. https://www.inn.co.il/news/492487

[3] https://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3399642,00.html

Avocat et écrivain. Traducteur de l’autobiographie de Jabotinsky en français. A publié plusieurs essais sur l’islam radical et sur Israël, parmi lesquels : Israël, le rêve inachevé (éditions Max Chaleil 2018), La trahison des clercs d’Israël (La Maison d’édition 2016), Le Sabre et le Coran, Tariq Ramadan et les frères musulmans à la conquête de l’Europe (éditions du Rocher 2008). Son dernier livre, Seuls dans l'Arche? Israël laboratoire du monde, vient de paraître.