Le livre écrit par Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich est un modèle de ce qui se fait –et doit se faire- pour traquer les hypocrites en tous genres, les salauds de tous acabits, les « criminels de bureau » qui, par leur pleutrerie ont permis l’irréparable. Il donne à voir ce que Hanna Arendt a défini, géniale erreur, comme la « banalité du mal » – car l’ingénieur en chef du Hourban était tout sauf l’innocent et discipliné bureaucrate qu’il a surjoué au cours de son procès, ce qui n’enlève rien à la réalité du concept qui pose un fer rouge sur une modalité du comportement humain.
Le « héros « du livre s’appelle Lucien Nachin. C’est le grand-père de Jean-Marie Dubois. Il ferait un héros idéal pour un roman de Patrick Modiano, mais là, comme souvent, la réalité dépasse la fiction.
Nachin a des états de services militaires impeccables. Il est proche d’amis de Léon Blum. Il est surtout un ami personnel, et de longue date, de Charles De Gaulle avec lequel il entretient une correspondance avant, pendant et même après la guerre.
Issu de la bonne bourgeoisie catholique de province, celle qui susurre à votre oreille, en parlant de certains voisins « nous ne savons pas si ils sont Juifs…mais nous ne les voyons jamais à la messe », Nachin fait une très belle carrière au sein de ce qui est aujourd’hui la RATP et en devient le chef du service du personnel à une époque où l’entreprise emploie 25 000 personnes. Un poste de commandement.
Seulement voilà, il a pris de lui-même l’initiative de construire son propre piédestal, avec un cynisme et une détermination sans faille mais ce piédestal était pourri. Il en a effacé toute trace de son activité au cours des années 42-44.
Jean-Marie Dubois- le métis- son père n’est pas son père comme il le révèlera dans le livre, et Malka Marcovich la-juive-qui-ne-va-pas-à-la-messe, repèrent le trou de la biographie et décident de mener l’enquête. Avec patience et sérieux mais aussi avec une certaine fébrilité au fur et à mesure que les voiles se déchirent et les secrets se dévoilent, ils mettent au jour une effroyable réalité.
Le grand-père Nachin, Pépé, qui a tranquillement fini ses jours après une mise à la retraite aux motifs soigneusement brouillés a continué d’occuper son poste de commandement pendant toute la durée de l’occupation allemande. Il ne se contentait pas de superviser le personnel -ce qui était déjà trop dans les circonstances- mais il traquait ou plutôt faisait traquer et révoquait sans aucun état d’âme tout employé soupçonné de comportement rebelle ou simplement non conforme aux ordres.
Ces employés ont conduit les autobus ayant transporté 67 000 des 76 000 Juifs déportés de France, les ont convoyé du Vel d’Hiv à Drancy puis à la gare du Bourget, puis à la gare de Bobigny. Un contrat mirifique obtenu par l’entreprise auprès des autorités allemandes et qui a rapporté très gros. Les revenus considérables issus de ces services ignobles qui consistaient à envoyer à la mort des dizaines de milliers d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants, étaient dûment enregistrés en comptabilité dans les rubriques adéquates mais dont les intitulés font froid dans le dos ; » recettes accessoires » et « recettes marchandises, messageries et transports divers » .
Peu de choses ont filtré de cette époque car les archives ont été rapidement détruites et l’épuration a plus touché les lampistes que les vrais responsables qui savaient naviguer en eaux troubles. Mais les auteurs ont accumulé suffisamment d’indices et de traces écrites pour attester la véracité de leur découverte.
Ce livre est le fruit d’une minutieuse enquête mais aussi le récit d’un émouvant croisement entre une aventure individuelle, conjugale et familiale et l’histoire –avec un grand H-. En effet, il contient une révélation de taille : la forte et durable amitié entre un des responsables du convoyage des Juifs de France déportés vers les camps de la mort et le Général de Gaulle.
On ne peut pas ne pas penser à la révélation par Pierre Péan de l’amitié entre François Mitterrand et René Bousquet. Au-delà des clivages politiques qui les ont opposés, les deux hommes d’Etat ont fait preuve de la même complaisance, de la même tolérance vis à vis de cet antisémitisme traditionnel qui a toujours fonctionné comme un bruit de fond dans la société française et qui depuis 1940 est devenu la tâche indélébile d’une France qui a trahi un peuple ami.
Tout se passe comme si la France, qui n’a pas réglé ses comptes avec ce passé, en paye -aujourd’hui- le prix.
Guy-Alain Sitbon
Les Bus de la honte
Editions Taillandier –Avril 2016-