Propos recueillis par Liliane Messika
Vous êtes née juive italienne, mais très tôt, vos parents ont acquis la nationalité égyptienne, d’où vos deux pseudonymes[1]. Cela a-t-il déterminé vos choix professionnels et, si oui, dans quelle mesure ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir eu le choix. Je crois que ce sont les événements qui m’ont choisie. Je n’avais aucunement l’intention d’écrire sur ces sujets et mon travail m’apparaissait souvent comme un pénible pensum et une obligation douloureuse que je désirais souvent fuir. J’explique mon parcours politique et littéraire dans mon Autobiographie Politique, de la découverte du Dhimmi à Eurabia, Les provinciales, 2017.
Quel a été l’élément déclenchant ?
À l’origine, il y a ce dont j’ai été témoin personnellement, dans mon pays natal : le pillage des foyers juifs, dont les propriétaires avaient été emprisonnés ou expulsés. J’ai eu là une prise de conscience. Ces événements, que je vivais au plan individuel, avaient une portée historique. Ma position de témoin m’obligeait à les transmettre. Je me suis imposé la tâche d’observateur : j’ai enregistré les faits, afin de les décrire, une fois en liberté. Quand je suis arrivée à Londres j’ai écrit un roman, qui relate l’expulsion de la communauté juive d’Égypte : Le dernier khamsin des Juifs d’Égypte. Écrit en 1957-59, il a été publié par Les provinciales en 2019[2].
Vous avez vu les commentaires qu’ont inspiré la lecture de Reza Zia-Ebrahimi. Vous connaissez l’individu. Qu’en pensez-vous ?
Non, je ne le connais pas. Ses opinions m’ont été envoyées par des amis, scandalisés. Il est soutenu et encouragé par un certain Dave Rich, qui lui ouvre les portes des institutions juives et fait sa promotion. Selon Wikipedia, Dave Rich serait chercheur associé au Pears Institute d’Études sur l’anti-sémitisme à Birkbeck College (Université de Londres).
Dans sa recension d’un colloque à l’université hébraïque de Jérusalem, où feu le Professeur Robert Wistrich m’avait invitée, Rich a écrit, après une grossière pseudo-analyse de mon texte (intitulé Antisémitisme/Antisionisme : les piliers de la décadence de l’Europe[3]), que non seulement « ma thèse » n’avait aucun sens, mais qu’elle était insultante et « rabaissait ce livre des plus sérieux.[4] » Ce livre » étant les actes du colloque.
Quelle était la raison de cette agressivité, complètement décalée par rapport au sérieux du colloque ? Politique ? Ego ?
Je pense que cela traduisait son animosité vis-à-vis du contenu de mon intervention, à savoir que l’antisionisme, enraciné dans l’idéologie djihadiste du monde arabe et musulman, façonnait la politique anti-israélienne de l’Union européenne, influençait sa stratégie méditerranéenne et se diffusait par des réseaux internationaux. Les principaux acteurs de l’antisionisme étaient l’UE et l’OIC (Organisation de la coopération islamique), organismes à ne pas confondre avec les peuples. La guerre dissimulée contre l’État hébreu partait du sommet pas de la base.
J’analysais la chronologie et les modalités de ce mouvement depuis son origine, à la fin des années 1960, et son intégration dans la stratégie européenne d’unification Nord-Sud, qui exigeait la reconnaissance d’un « peuple palestinien ».
La création de la Palestine était, en effet, une condition sine qua non exigée par les pays arabes, pour améliorer leurs relations économiques avec l’UE.
J’examinais les lourdes conséquences pour les peuples européens, notamment dans les domaines de l’histoire et de la théologie, du soutien idéologique et politique de l’Europe au jihad anti-israélien, dont la prégnance culturelle maintenait un antisémitisme haineux en Europe. J’estimais que le déni des droits d’Israël et le transfert de son patrimoine aux « Palestiniens » constituaient aussi un déni de l’origine et du fondement du christianisme et une passerelle vers son islamisation.
Quel effet cela fait à une érudite comme vous de se voir réduire au qualificatif de « polémiste » ?
Personnellement cela m’est indifférent. Mais cette attitude démontre la vision Euro-centriste de l’antijudaïsme, perçu uniquement dans sa version chrétienne. Un abîme d’ignorance recouvre la déshumanisation historique des peuples de la dhimmitude.
On a l’impression qu’Ebrahimi a transformé en repoussoir votre livre Eurabia, sans l’avoir lu, à la seule fin d’asseoir sa propre thèse. Quels arguments donneriez-vous à ceux qui préfèrent les faits aux préjugés pour remettre, comme on dit en français, l’église au milieu du village ?
Aujourd’hui, la dhimmitude, qui interdit aux dhimmis de critiquer l’islam, la charia ou un gouvernement islamique, est appliquée en Europe, mais elle se cache sous l’accusation d’islamophobie. Dans Eurabia toutes mes citations sont attribuées à des personnes nommément citées, référencées et datées.
Mais le simple fait de parler de problèmes politiques impliquant le monde arabo-musulman en les abordant d’un point de vue européen et non musulman, est considéré comme une agression. C’est aussi une loi de la dhimma. La sharia stipule que le juif et le chrétien n’ont pas le droit de témoigner, c’est-à-dire de donner leur opinion, dans un tribunal islamique. Seul le témoignage musulman compte. Les perceptions du Bien, de la Justice, du Droit pour les musulmans et pour les non-musulmans sont contradictoires et même conflictuelles. Ce conflit se traduit par l’accusation d’islamophobie.
La plupart des Français n’appréhendent l’histoire du Moyen-Orient qu’à travers ce qu’on appelle communément « le narratif palestinien ». Un sondage de 2018[5] montrait que :
- 53% des interrogés estiment que « le sionisme est une organisation internationale qui vise à influencer le monde et la société au profit des juifs » ;
- 22% que la naissance d’Israël datait de « 1980 et après » ;
- 70% qu’« Israël portait une lourde responsabilité dans l’absence de négociation avec les Palestiniens. »
Autrement dit, les faits n’ont aucune incidence dans leurs opinions. À qui en attribuez-vous la faute ?
J’accuse les dirigeants politiques et les leaders d’opinion. L’Union européenne, et notamment la France, ont signé les accords avec les pays de la Ligue arabe et de l’Organisation de la Conférence Islamique en novembre 1973. Depuis, ils ont adopté une politique anti-israélienne qui vise à la destruction de l’État hébreu et à son remplacement par la Palestine.
La propagande européenne de délégitimation d’Israël use d’outils qui sont les accusations d’apartheid, de colonisation et d’occupation de la Judée-Samarie, c’est-à-dire de son propre pays. Le maintien de l’UNRWA, une agence de l’ONU unique en son genre, qui doublonne le Haut-commissariat aux réfugiés en se consacrant exclusivement aux « réfugiés palestiniens » participe de cette stratégie.
Cette politique a été menée de concert avec l’idéologie multiculturelle du mixage des populations européennes avec les immigrés des pays musulmans. On trouve un modèle de cette planification d’une Europe sans frontières liée économiquement au monde musulman chez Walther Hallstein (1901-1982), juriste nazi influent, qui devint le premier président de la Commission européenne (1958-juin 1967).
Le déni des réalités, de l’histoire et du djihad, l’isolement et le silence imposés à ceux qui osaient transgresser les tabous, ont créé une sorte d’aveuglement collectif, dont on sort péniblement aujourd’hui.
D’après vous, quelle est la part de la religion et celle de la politique, dans l’imposture historique, où Israël est nié et remplacé par les Palestiniens comme indigènes d’Eretz Israël ?
Quoiqu’ayant des sources différentes, les motifs religieux et politiques de l’antijudaïsme sont intimement imbriqués dans le christianisme et dans l’islam, d’où leur alliance pour délégitimer et combattre Israël. Le rapt du patrimoine et de l’histoire juive par les Arabes de Palestine qui, d’ailleurs, ne la connaissaient même pas, puisqu’ils n’avaient pas lu la Bible, a été concocté par les milieux antisémites européens et par les chrétiens de Palestine.
Cette politique s’inscrivait dans la continuité de l’alliance, formée dès les années 1930, entre des nazis et des fascistes d’une part et d’autre part, des nationalistes arabes de Syrie, d’Irak et surtout de la Palestine mandataire, autour du mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini.
Musulmans et chrétiens militaient ensemble dans ces mouvements affiliés aux nazis, qui ont couvert l’ensemble des pays européens occupés durant la deuxième guerre mondiale et qui ont enflammé les masses musulmanes, du Caucase au Pakistan.
Il semble, cependant, que leurs importantes séquelles s’effacent sous l’impulsion du rapprochement actuel entre Israël et de nombreux pays arabes, un rapprochement froidement accueilli par l’Europe, parce qu’il pulvérise sa stratégie de paix, qui impliquait la disparition d’Israël et son remplacement par la Palestine qu’elle invente dans le virtuel à défaut du réel.
Vous avez travaillé sur le moment théologique chrétien du mythe de peuple palestinien, par le biais des Palestiniens chrétiens et du discours qu’ils ont construit. Vous pouvez développer ?
En effet, comme je l’ai dit plus haut, des théologiens chrétiens, catholiques, anglicans ou luthériens, qui connaissaient parfaitement la Bible, ont créé la dramaturgie du peuple palestinien, victime innocente, crucifiée sur la croix par un Israël satanique. Ce courant remonte aux préparatifs de Vatican II en 1962 et à la politique des États arabes, violemment opposés au rapprochement judéo-chrétien voulu par ce concile.
Soumis aux menaces de leurs gouvernements, les clergés arabes menèrent une campagne diabolisant l’État d’Israël en termes christiques. Au plan international, ses représentants les plus efficaces furent le Père Youakim Moubarac, jésuite libanais enseignant à Paris, à Louvain et à Damas, Michel Sabbah, Patriarche latin de Jérusalem, le chanoine anglican Naim Stifan Ateek, né à Beith She’an (Israël), fondateur du Centre œcuménique Sabeel de Libération théologique à Jérusalem, le Revérend Stephen Sizer et l’évêque anglican Kenneth Cragg.
Ce mouvement réclame la dé-sionisation de la Bible et établit une symétrie absurde entre Shoah et Nakba. Il évoque surtout une conception marcioniste chrétienne, où l’Église se substitue à l’Israël historique, qui symbolise le Mal. Plus ce Mal est cruel, plus grands sont la compassion et l’amour qu’il éveille dans l’Église à l’égard de ses victimes, les Arabes en Palestine. C’est à travers leurs souffrances, exprimées en termes christiques, qu’advient la rédemption[6].
Ce mouvement, diffusé dans toute l’Europe par le circuit des Églises, a développé un puissant antisionisme. Il a, cependant, été combattu sans relâche et avec passion par d’autres théologiens et laïcs chrétiens. Il est clair cependant que la politique européenne actuelle de transfert du patrimoine historique d’Israël aux « Palestiniens » et l’essentialisation du Mal incarné par l’État hébreu, telle qu’elle est affirmée par des théologiens, s’enracinent dans le vieil antisémitisme théologique et la haine irréductible du nazisme génocidaire – poison toxique qui s’exprime par l’obsession paranoïaque d’effacer le sionisme et l’État d’Israël.
Merci Bat Ye’or, puissiez-vous avoir raison, quant à la sortie du déni de l’Europe, grâce aux Accords d’Abraham.
[1] Bat Ye’or : Fille du Nil et Yahudiya Masriya : Juive Égyptienne pour ses premières publications.
[2] https://www.amazon.fr/Dernier-Khamsin-Juifs-dEgypte/dp/2912833566/
[3] Antisemitism/Anti-Zionism : Primal Pillars in Europe’s Decay, en version originale.
[4] « Ye’or’s thesis is not just nonsense ; it is offensive nonsense that debases this mostly serious book. »
[5] https://www.lejdd.fr/Societe/sondage-face-a-israel-le-clivage-de-deux-france-3650234
[6] Voir l’analyse de ce mouvement dans http://obs.monde.juif.free.fr/pdf/omj06-07.pdf, Bat Ye’or « La compassion assassine », pp. 14-18.
