Gadi Taub est historien. Il enseigne la culture et la société israélienne à la faculté des Sciences sociales de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Il est aussi un polémiste qui n’hésite pas à défendre sa vision de la démocratie israélienne. Pour lui, le scrutin du 9 avril, focalisé autour de la personne de Benyamin Netanyahou, en dira long sur les rapports des Israéliens avec leurs institutions.
Propos recueillis par Pascale Zonszain
Menora.info : Quels sont selon vous les sujets qui sont à l’ordre du jour, au cœur du débat de cette campagne électorale ?
Gadi Taub : Il n’y a pas à l’heure actuelle de grand débat qui divise l’opinion israélienne. L’économie est dans sa grande majorité envisagée comme un capitalisme de la « troisième voie » avec un Etat providence, sur le modèle européen. Ce point fait consensus, hormis à gauche, mais c’est une des raisons pour lesquelles elle n’est pas prise en compte. De même que sa politique identitaire la place hors du débat. Sur le plan sécuritaire, il n’y a rien à faire. Ni la politique de la droite ni celle de la gauche ne sont possibles actuellement. On ne peut ni annexer les territoires ni s’en retirer. On ne peut pas non plus étendre la construction dans les implantations. Il n’y a pas avec qui faire la paix. Donc, on ne peut rien faire. De cela, tout le monde est certain. Le sujet le plus brûlant aujourd’hui c’est l’Iran et la Syrie. Là encore, l’ensemble des Israéliens sont d’accord : Benyamin Netanyahou fait ce qu’il faut. On ne doit pas laisser les Iraniens s’établir en Syrie, même s’il faut aller jusqu’à la guerre pour cela. Parce que ces sujets importants font consensus, ce sont des sujets secondaires qui ont pris de l’importance. Parmi eux, l’activisme judiciaire.
Pourquoi est-ce un sujet qui compte ?
Quelqu’un qui n’habite pas en Israël n’a pas idée de ce qui se passe ici. Il y a une élite, que j’appelle « l’élite mobile », mondialiste, qui a pratiquement réussi à prendre le contrôle total de l’Etat au moyen du pouvoir judiciaire. Nous avons une Cour hyperactive, un Conseiller juridique du gouvernement qui peut faire tomber des gouvernements et qui est aussi le Procureur général. Nous sommes dans une situation où le Conseiller juridique du gouvernement à la haute main sur la capacité de l’Etat à se défendre devant la Cour Suprême.
Mais ce n’est pas lié à la personne du Conseiller juridique du gouvernement, mais à la loi qui lui attribue ces compétences.
Effectivement, ce n’est pas lié à sa personne. En revanche, ce qui a un lien c’est ce qui s’est fait pendant des années sous le mandat du juge Aaron Barak (président de la Cour Suprême israélienne de 1995 à 2006, NDLR). Le système judiciaire a pris de plus en plus de pouvoirs. Et aujourd’hui, la moitié des Israéliens pense que ces élections vont faire tomber le Premier ministre élu, au moyen d’une enquête pénale injustifiée.
C’est donc sur les soupçons de corruption qui pèsent sur Benyamin Netanyahou que va se jouer le sort des élections législatives ?
Je l’ai déjà dit dans divers débats de façon peut-être un peu caricaturale, mais je pense que l’enjeu de ce scrutin, c’est la question de l’Etat dans l’Etat. Ce que mon ami Erel Segal appelle « le shtetel dans l’Etat ». Ils ont déjà réussi à faire tomber un Premier ministre (Ehud Olmert, condamné pour corruption en 2014, NDLR). Il y a eu aussi des cas d’enquêtes ouvertes contre des personnalités qui ne plaisaient pas à cette élite de juristes et qui se sont révélées ensuite sans fondement. Ce fut notamment le cas de l’actuel président Reuven Ruby Rivlin, qui avait fait l’objet d’une enquête alors qu’il était pressenti pour le portefeuille de la Justice. Ce qui donne à une grande partie du public israélien le sentiment qu’une garde prétorienne de juristes a pris le contrôle de l’Etat. Certains éléments peuvent être fondés, d’autres relever d’une théorie du complot, je ne veux pas prendre position car je n’ai pas tous les éléments. En tout cas, je suis en faveur d’un système à la française qui accorde une immunité au chef de l’Etat pendant la durée de son mandat. Mais ici, cela n’existe pas. Et il n’y a plus un seul Premier ministre qui ne se soit retrouvé sous le coup d’une enquête. On a fini par atteindre le point de rupture. Et une partie des élections va se jouer là-dessus. L’électorat pro-Netanyahou a adopté le slogan « Justement Bibi » pour dire : nous ne croyons pas dans ces enquêtes. C’est nous qui déciderons dans les urnes et pas vous au parquet, à la police ou au tribunal.
Comment en est-on parvenu à ce point de rupture que vous évoquez ?
Pour l’expliquer, je reprendrais la thèse du Professeur Menny Mautner. Il explique que depuis que la gauche a perdu le pouvoir en 1977, lors de l’élection de Menahem Begin, elle s’est retranchée dans les institutions non élues, dans la fonction publique, dans les institutions de l’Etat, à la Banque d’Israël, au ministère des Finances, au ministère de la Justice, à la Cour Suprême. Et depuis lors, ces acteurs accumulent toujours plus de pouvoirs. Ce que la gauche a perdu dans les urnes, elle tente de le rétablir par la fonction publique, la magistrature. Et je pense que lors des élections d’avril, beaucoup d’électeurs se prononceront en fonction de cette situation. Quant aux autres, ils estimeront que l’enjeu de ce scrutin est la corruption et voudront renforcer les magistrats et l’appareil judiciaire. Donc, à gauche aussi, il y a une forme d’alarmisme qui se cristallise sur une vision d’un Netanyahou corrompu, qui attaque l’état de droit et qu’il faut donc renforcer l’Etat.
Donc, pour ou contre Netanyahou et les enquêtes. Rien d’autre n’entrera dans les considérations des électeurs ?
Je ne dis pas que rien d’autre n’influera sur leur vote. Je dis que dans ce cocktail, c’est l’ingrédient qui peut déterminer le résultat. Certains resteront fidèles à leurs choix politiques, mais c’est à mon avis la variante qui peut faire basculer l’issue du vote.
Qui selon vous, influe sur ce processus ?
Les politiciens bien sûr, mais la presse s’engage aussi de manière très claire. Si on lit Haaretz, le pays est en état d’urgence à cause de la corruption. Et si on lit Israel Hayom, les élections ne décident de rien et c’est le tribunal qui tranchera. C’est l’expression israélienne de la querelle entre les mondialistes et les patriotes.
Mais à l’ère des réseaux sociaux, où les partis politiques investissent d’ailleurs l’essentiel de leur communication, ne pensez-vous pas que les médias traditionnels ont perdu de leur pouvoir d’influence sur l’opinion ?
Si, je pense que si. Ils ont perdu leur monopole. Cela dit, c’est la gauche qui contrôle encore les principaux organes de presse, qu’il s’agisse de Haaretz ou de Yediot Aharonot. C’est encore la gauche qui contrôle la chaine de télévision 12, la principale station commerciale et même la chaine 11 de la télévision publique. Tous parlent d’une seule voix, comme une chorale. Et en face, c’est l’opposition minoritaire, c’est-à-dire à l’inverse de la représentation au parlement. La droite ne dispose que d’un seul journal quotidien, Israel Hayom et d’une chaine de télévision, la chaine 20, qui n’a pratiquement aucune audience. Elle est en revanche plus présente sur les réseaux sociaux.
Comment expliquez-vous qu’après tant d’années passées au pouvoir, la droite n’ait pas réussi à construire un bloc médiatique qui lui soit plus favorable ?
Parce qu’elle n’a pas investi aux bons endroits. Elle a dénigré les milieux universitaires et surtout elle souffre d’un complexe d’infériorité intellectuelle. Et quand les politiciens n’évaluent pas à sa juste valeur la guerre des idées, il se produit ici ce qui se passe partout ailleurs. Si l’on prend l’exemple des Etats-Unis, Trump a été élu, mais il n’a obtenu que 4% des suffrages des milieux universitaires. C’est la même chose ici.
Diriez-vous de la démocratie israélienne qu’elle est sous influence ou sous attaque ?
Elle est sous l’attaque des élites, ça oui. Mais pas sous attaque de la droite. C’est l’élite qui au prétexte de sauver la démocratie, tente de la contrôler. Les juges qui jusqu’à présent se sont cooptés, ont élargi leurs attributions au point d’intervenir sur le processus législatif et de paralyser le fonctionnement de l’exécutif. Dans le cas des migrants africains par exemple, ce sont des décisions de justice qui empêchent le gouvernement d’appliquer sa politique. Le public a l’impression que le gouvernement ne peut pas fonctionner, car il est freiné par la Cour Suprême. Et les cas sont nombreux, où la Cour Suprême a décidé à la place de l’exécutif.