Cofondatrice du mouvement « Les Femmes en Vert » en 1993, Nadia Matar habite dans la localité judéenne d’Efrat dans le Gush Etsion. Avec Yehudit Katsover, elle a créé le mouvement « Souveraineté », qui veut changer la perception de la Judée Samarie dans le débat public israélien.
Propos recueillis par Pascale Zonszain
Menora.info : Militer pour la souveraineté israélienne en Judée Samarie, n’est-ce pas s’engager dans un combat utopique ?
Nadia Matar : Notre mouvement les Femmes pour le futur d’Israël est né avec le processus d’Oslo, quand nous avons compris qu’il s’agissait de nous confiner dans les frontières d’avant 1967. Entre 1993 et 2005 notre activité consistait essentiellement en manifestations, sit-in, nous nous voulions la voix du sioniste qui disait « la Terre d’Israël nous appartient. Nous n’avons pas le droit de la donner ». En 2005, nous n’avons pas réussi à empêcher le retrait unilatéral israélien des implantations du Gush Katif dans la Bande de Gaza. C’est à cette époque que j’ai rencontré Yehudit Katsover, qui était pour moi une véritable figure héroïque, une des treize femmes présentes à Beth Hadassah à Hébron en 1979. Après l’expulsion du Gush Katif, le moral était au plus bas dans le camp national. Beaucoup de gens ont arrêté de militer. Pour nous, il était évident qu’il fallait faire l’inverse. C’est parce que nous n’en avions pas fait assez, que le retrait de Gaza avait eu lieu. Il faut donc tout faire pour que la Judée et la Samarie ne subissent pas le même sort. Mais même alors, on nous disait « Nadia et Yehudit, ne vous inquiétez pas, cela n’arrivera pas. Il n’y avait que 8000 Juifs dans le Gush Katif, il y en a plusieurs centaines de milliers en Judée Samarie ». Nous leur avons répliqué que c’était le principe de l’aquarium. Il y a deux manières de tuer un poisson : soit le sortir de l’eau, soit faire un trou dans l’aquarium pour le laisser se vider sans que le poisson s’en rende compte. L’eau, c’est la terre ici en Judée Samarie.
Comment fait-on pour remobiliser l’opinion après le retrait israélien de Gaza ?
Après 2005, le Premier ministre palestinien Salam Fayyad a déclaré : « je ne lis pas la lettre C ». Ce qui voulait dire qu’il ne reconnaissait plus le partage en trois zones de la Judée Samarie, prévu par les Accords d’Oslo, dont la zone C est celle sous contrôle israélien. Il a commencé à s’emparer illégalement de tout ce qu’il pouvait dans cette zone, par le travail de la terre ou la construction sauvage. C’est là que nous avons commencé à voir les collines jusque-là désertes se couvrir systématiquement d’engins et de tracteurs, sur ces terres situées entre les implantations. Le plan était d’enclaver les localités juives au milieu des Arabes. C’est alors que nous avons commencé à agir sur le terrain, ici dans la région du Gush Etsion pour contrer le plan palestinien. Nous plantions des arbres, qui étaient aussitôt arrachés, et nous recommencions. Des batailles locales, sur quelques hectares, avec plusieurs collines que nous avons réussi à sauver. Mais c’est un combat inégal, les Arabes ont des ressources que nous n’avons pas.
Beaucoup d’énergie pour peu de résultats ?
C’est pour cela qu’avec Yehudit Katsover, nous avons décidé de changer de tactique. La gauche israélienne a un plan : celui de la solution à deux Etats. Mais la droite ne fait que dire : la terre d’Israël nous appartient, donc nous avons le droit de bâtir. Et nous disons non. Non à un Etat palestinien, non à leur donner des armes, non à la capitulation. Non, non, non… Mais quel est notre oui ? Quelle est notre vision ? On peut parler de peuplement (Hityashvout), mais cela ne suffit pas. C’est Yehudit Katsover qui a eu l’idée en 2011 de brandir le drapeau de la souveraineté. Nous ne sommes pas les premières à en parler. Des éditorialistes comme Caroline Glick, Uri Elitzur ou Benny Elon l’ont fait avant nous. Nous avons décidé d’en faire le cœur de notre campagne, de faire entrer le mot « souveraineté » dans chaque foyer. Nous pensions délivrer le message vers la gauche à Tel Aviv, mais quand nous avons commencé à en parler à nos proches du camp national, nous avons été traitées de folles. Il a donc d’abord fallu convaincre notre propre camp, qui considérait le projet de peuplement comme suffisant. Nous avons commencé par de petites réunions chez l’habitant, puis des conférences, nous avons parlé aux politiciens, l’un après l’autre pour leur faire prendre conscience que la droite n’avait pas d’autre plan à proposer que de dire non. Pour toucher encore plus de public, nous avons fondé en 2013 le journal Ribonut (souveraineté), tiré à 200.000 exemplaires en hébreu et en anglais. L’idée est d’être une plateforme d’expression de toutes les opinions sur le thème de la souveraineté. Il y a en effet des visions très différentes, ceux qui sont en faveur d’une application de la souveraineté sur la zone C; ceux qui souhaitent que les Arabes (Palestiniens) puissent obtenir à titre individuel la citoyenneté israélienne et même ceux, très minoritaires, qui sont prêts à accorder la citoyenneté à tous les Arabes en échange de l’annexion de toute la Judée Samarie. Nous avons même des Arabes qui soutiennent notre projet, comme Bassam Eid. Sa position : le statut de résident israélien est préférable à celui d’une citoyenneté palestinienne dans une dictature djihadiste.
Des Palestiniens qui soutiennent la souveraineté israélienne sur la Judée Samarie ?
Il faut comprendre qu’il y a beaucoup d’hypocrisie de la part de ceux qui s’opposent à la souveraineté israélienne pour des considérations prétendument morales. Car le danger d’un Etat palestinien ne menace pas seulement Israël, mais aussi une population arabe qui va se retrouver sous le joug des islamistes terroristes, comme cela s’est produit à Gaza. On peut donc envisager un statut de résident pour la population palestinienne, sans tomber dans l’apartheid. Bien au contraire ! Il y a encore l’option jordano-palestinienne, constituée par une autonomie palestinienne et un droit de vote en Jordanie. Ou le projet de Mordechaï Kedar, qui parle des « émirats » palestiniens et qui propose de respecter la répartition démographique des clans palestiniens, plutôt que de les unir sous une seule entité politique. A mon avis, il faudrait s’orienter sur le concept de municipalités sous souveraineté israélienne, plutôt que d’autonomies, car l’autonomie conduit à un Etat. Ce sont toutes ces visions que nous présentons dans notre journal. Car il faut montrer qu’il y a une alternative à la solution à deux Etats, et que le débat n’est plus bloqué sur ce seul concept. Et c’est un véritable progrès puisqu’on en est déjà à réfléchir, non plus à la souveraineté, mais à ses possibles modes d’application.
Outre les réflexions d’ordre théorique, voyez-vous se dessiner un mouvement d’opinion ?
Ce qui est remarquable, c’est que ce sont de plus en plus de jeunes qui viennent à nous, et pas seulement de Judée Samarie. Ils ont commencé il y a bientôt deux ans à militer en distribuant des tracts, puis sont revenus nous voir en nous demandant de les former pour répondre aux questions que le public leur pose. Nous avons d’ailleurs récemment organisé une conférence à l’université Bar Ilan et on voit un véritable mouvement de jeunesse pour la souveraineté qui se met en place.
La souveraineté, c’est aussi une planification, cela a des incidences dans tous les domaines.
Nous avons en effet constaté que le Tama (plan d’aménagement) 35, qui est la référence actuelle pour l’aménagement du territoire, ne prend pas en compte la Judée Samarie. La zone est laissée en blanc sur la carte. Rien n’est planifié pour le futur de la Judée Samarie. Pourtant, on voit dans la région de nouvelles maisons, de nouvelles routes. Mais il ne s’agit que d’une planification au niveau local et au coup par coup. C’est pour cela que nous avons demandé à l’architecte Yoram Ginzburg d’élaborer un véritable plan d’aménagement et de zonage au niveau national. Ce n’est encore que le premier chapitre de ce plan, baptisé Tama 100[1], mais il donne déjà une idée de ce qu’il faudrait réaliser. Cela passe par la suppression de la ligne Verte, qui délimite l’ouest de la Judée Samarie, la mise en place de douze districts au lieu des six existants aujourd’hui et d’autres mesures qui redessinent la structure d’Israël. Petit à petit, nous pénétrons le débat public et nous contribuons à modifier l’approche de l’opinion sur la Judée Samarie, non seulement chez les Juifs, mais aussi chez les Arabes. Nous recueillons notamment le soutien de Sheikh Jabari de Hébron, de Sheikh Tamimi de Ramallah. Qui aurait pu imaginer cela, il y a quelques années encore ?
Vous sentez-vous israélienne au même titre qu’une habitante d’Ashdod ou de Tel Aviv ?
Absolument ! Et pourtant, je n’ai pas les mêmes droits que les autres citoyens d’Israël. En Judée Samarie, nous sommes soumis à un autre régime du fait de l’administration civile des Territoires, sous l’autorité de l’armée. Nous avons les mêmes obligations que le reste des citoyens, mais pas les mêmes droits. C’est aussi le sens de notre campagne. Nous n’avons toujours pas véritablement gagné la guerre des Six Jours. En 1967, on a laissé le statut de la Judée Samarie en point d’interrogation. Il ne faut donc pas s’étonner si le monde s’est cru autorisé à nous traiter d’occupants ! Si nous avions établi la Judée Samarie comme partie intégrante du pays le jour de la victoire, personne n’aurait rien dit. Mais on ne l’a pas fait. Il n’est pas normal que depuis maintenant 51 ans, ce soit encore l’administration civile qui gère notre région. Et ce statu quo n’est pas tenable sur le long terme. Chaque jour qui passe, les Arabes s’emparent en zone C d’une autre colline, d’un autre lopin de terre. Je le vois quotidiennement de ma fenêtre.
Un Israélien du centre pays perçoit-il vraiment la Judée Samarie comme faisant partie d’Israël, quand certains ne viennent même pas à Jérusalem ? Leur parler de votre région, c’est comme leur parler d’une autre planète !
C’est vrai, mais je crois que c’est
en train de changer. Le fait qu’ils ne ressentent pas la Judée Samarie
aujourd’hui à Tel Aviv, c’est parce que nous sommes en Judée Samarie. Parce que
des Juifs y habitent et que l’armée s’y trouve. Ce n’est pas l’armée qui nous
garde, c’est nous, avec l’armée, qui gardons nos frères de Tel Aviv. Grâce à
cela, il n’y a pas de missiles tirés de la région contre le centre d’Israël. S’ils
devaient ressentir à Tel Aviv la Judée Samarie, cela voudrait dire que nous n’y
serions plus. Car alors, les tirs sur la région du Gush Dan et l’aéroport
Ben-Gourion seraient quotidiens. Chaque fois qu’une roquette de Gaza s’abat sur
Sdérot, ceux qui connaissent un tant soit peu la carte d’Israël comprennent ce
que cela veut dire. Pour moi, c’est une certitude : si nous quittons la Judée
Samarie pour la donner aux Arabes, ce sera la fin du reste du pays. Nous
voulons la souveraineté, non pour conserver nos maisons en Judée Samarie, mais
pour garder tout l’Etat d’Israël, qui ne peut survivre sans la Judée Samarie.
[1] https://drive.google.com/file/d/1T0BhdmACX09d6VgFrQiUDO1LVR-9nNZZ/view