Laïc convaincu et militant, Ram Fruman a fondé le Forum Laïc, une organisation qui milite contre l’entrée de la religion dans le système éducatif laïc et l’espace public israéliens. Pour lui, c’est parce que la laïcité israélienne n’a pas su se définir comme telle, qu’elle se retrouve aujourd’hui menacée.
Propos recueillis par Pascale Zonszain
Menora.info : Comment définiriez-vous le laïc israélien ?
Ram Fruman : Le laïc israélien, c’est plutôt facile. Le laïc juif, c’est un peu plus compliqué. Israël a été fondé par des laïques. Mais cela s’est accompagné de deux problèmes. La laïcité allait de soi, c’est-à-dire qu’au début du sionisme, personne n’a pensé qu’il fallait lui donner un poids, une importance, ou un dispositif de protection car elle pourrait régresser. Ben-Gourion et d’autres étaient convaincus que la religion allait disparaitre. C’est pour cela qu’ils étaient disposés à octroyer toutes sortes de facilités aux religieux et aux ultra-orthodoxes, car ils les considéraient en bout de course et pensaient qu’ils deviendraient tous laïcs d’ici une génération. En conséquence de quoi, non seulement ils leur ont accordé des facilités et des dispenses, mais ils ont aussi oublié de défendre la laïcité et les laïcs. Ils n’ont même pas établi de débat qui inclurait l’aspect laïc qui était tellement dominant au début du sionisme. Et l’Etat est devenu plus religieux, sans que les laïcs aient un dispositif de protection, sans que le débat public intègre les valeurs laïques sur lesquelles ils fonctionnent. Et puis le judaïsme est un sujet sensible et complexe dans le public israélien.
Les laïcs israéliens seraient d’abord des laïcs juifs ?
Dans le judaïsme, la religion, a longtemps été le facteur qui a fédéré, unifié la grande majorité des Juifs, créant un sentiment de collectivité, de responsabilité mutuelle, même chez ceux qui ne pratiquaient plus. Et l’identité juive est toujours perçue très positivement par la majorité des laïcs en Israël. C’est ce qui nous conduit à ce paradoxe du juif laïc. Comment être laïc et continuer à développer une identité juive forte sur un concept dont le fondement est la religion ? Qui veut une identité juive forte ne peut faire abstraction de ce que les matériaux dont cette identité se compose, sont tous religieux et fondés sur la religion. C’est pourquoi la laïcité israélienne traverse aujourd’hui une forme de crise, car elle n’a pas de réponse satisfaisante à donner à la question : qu’est-ce qu’un judaïsme laïc ? Pendant un temps, le sionisme avait pu fournir une excellente réponse. Du point de vue du sionisme, il suffisait de monter en Israël pour définir son identité. Mais aujourd’hui que le projet sioniste est majoritairement accompli, il reste l’interrogation sur l’identité juive laïque. En ce qui me concerne, j’ai une réponse très simple, mais je sais que la majorité des laïcs ont du mal à l’accepter. Nous devons changer et revenir 40 ou 50 ans en arrière, quand l’identité israélienne était beaucoup plus dominante et significative que l’identité juive. Il faut mettre l’identité juive de côté. Nous sommes juifs, mais en Israël, ce n’est plus l’essentiel. Ce qui doit être central c’est le développement d’une identité israélienne spécifique.
Que doit comprendre cette identité spécifique ?
Il y a une différence entre les Israéliens et les Juifs de France ou d’Amérique. Il y a une identité nouvelle qui s’est formée sur les plans de la langue, de la culture, de la mémoire collective. Mais je pense aussi que pour nombre d’Israéliens, la plus grande menace est une plus grande fusion entre le Juif israélien et l’Arabe israélien, qui à mon avis serait positive. Malheureusement, une grande partie de la société israélienne n’est pas prête à cela. C’est pour cela qu’il lui est plus facile de se raccrocher à l’identité juive, qui opère une séparation et même une hiérarchie entre le Juif privilégié et l’Arabe effacé. Beaucoup de laïcs préfèrent renforcer leur identité juive et c’est pour cela qu’ils se débattent dans la question de leur fonctionnement en tant que laïcs dans une identité fondée sur la religion. Les religieux ont de bien meilleures réponses.
Mais l’identité juive, ce n’est pas seulement la religion, c’est aussi la nation. N’est-ce pas à cet aspect que les Israéliens laïcs se relient ?
La nation juive est à mon avis un concept un peu fragile. Il faut distinguer la nation dans son sens européen. L’idée de nation juive s’est formée avec le sionisme. Herzl a estimé qu’il n’y avait pas de nation juive, mais plutôt une quasi-nation et qu’en conséquence, nous n’entrons dans aucune catégorie, entre l’assimilation et l’impression d’appartenance collective juive qui ne forme pas une nation. Toute l’idée du sionisme était de transformer le judaïsme en nation, qui soit dotée d’une langue, d’un territoire, de toutes les composantes d’une nation moderne. Pour que cela fonctionne, dans la conception d’Herzl, il aurait fallu que tous les Juifs viennent en Israël. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. D’autre part, ceux qui sont venus ont rencontré les 20% de la population que sont les Arabes. La nation juive doit aussi les prendre en compte. Voilà pour l’acception de la nation. Ce qui induit en erreur, c’est que d’un point de vue historique, la religion juive a créé un certain élément de collectivité, que je relierais à l’histoire « païenne » du judaïsme. Contrairement au christianisme, par exemple, qui dès l’origine était conçue comme une religion monothéiste, le judaïsme l’est devenu. Et il continue à porter ce concept païen qui identifiait religion et groupe, chaque groupe ayant ses propres dieux. C’est ce qui fait qu’il y a une dimension collective et pas uniquement personnelle dans la façon dont la religion juive fonctionne. Cela comprend la responsabilité mutuelle, la conception que la religion cimente le groupe. Or, on confond souvent le concept de nation et celui de peuple juif. Il y a bien une conception du collectif juif, mais selon la définition exacte de la nation, nous devrions être depuis longtemps la nation israélienne et non pas la nation juive.
Dans cette nouvelle campagne électorale, certains partis à droite et à gauche mettent la laïcité sur leur programme. Mais est-ce que le débat public sur la laïcité existe encore vraiment au niveau politique ?
Je pense que oui et même que cela va aller en s’accentuant. Les laïcs israéliens aujourd’hui sont en détresse et leur situation s’aggrave. Il y a évidemment la démographie, celle des ultra-orthodoxes qui est en plein essor. Mais à plus court terme, la tendance la plus préoccupante est celle d’un changement de nature de l’Etat, et donc du public laïc, effet de la décision prise il y a une dizaine d’années environ par le courant sioniste religieux. Si les ultra-orthodoxes menacent les laïcs d’un point de vue démographique, ils n’agissent pas vraiment à l’extérieur de leurs communautés. Contrairement au sionisme religieux qui agit et utilise sa force politique en vue de rendre la société plus religieuse [הדתה, hadata, concept de « religionisation » par opposition à « sécularisation », NDLR]. C’est une transformation de l’espace public israélien et du public laïc, qui passe par une infiltration dans l’enseignement. Or, il n’y a pas de défense contre cela, comme je l’ai déjà expliqué. En conséquence, le public laïc se sent de plus en plus menacé. Nous avons été parmi les premiers à mettre ce phénomène en lumière. Mais de plus en plus de gens commencent à le comprendre. Et c’est la première fois que je vois un débat sérieux sur ce sujet et cela va se développer. Aujourd’hui, le ministre de l’Education [Rafi Peretz, du parti du Foyer Juif, NDLR] me semble extrêmement dangereux. Il considère mon statut de laïc et il pense que je suis dans l’erreur. Il veut me changer, me « corriger » et il est responsable de l’éducation de mes enfants. C’est pourquoi je pense que le débat va s’accentuer.
Que fait à ce propos votre organisation du Forum Laïc ?
Le Forum Laïc essaie d’abord de renforcer le public laïc. Il faut le réveiller, le faire entendre. Nous concentrons l’essentiel de notre activité contre le renforcement religieux dans le système éducatif, que nous considérons comme la menace la plus importante pour la laïcité israélienne. Mais nous sommes également actifs contre le même phénomène dans le cadre de l’armée ou de l’espace public. On veut nous changer et nous n’aimons pas cela. Nous n’aimons pas le modèle que l’on nous propose, nous préférons celui que nous avons. Je pense que la comparaison avec la France est intéressante. En France, la laïcité s’affirme beaucoup plus dans toutes sortes de domaines, là où en Israël on est au mieux sur la défensive. Un débat en Israël sur le port de signes religieux est inenvisageable. Cela ne veut pas dire que nous nous battons pour la laïcité de l’Etat d’Israël, mais que nous nous battons pour notre laïcité à la maison, pour notre droit à rester laïcs.
On voit justement de plus en plus de laïcs israéliens s’intéresser à la tradition, à la culture juive. Que pensez-vous de ce phénomène ?
Je dirais que c’est plus le fait de traditionnalistes que de laïcs proprement dit. En Israël, les deux sont très différents et cette différence va en s’accentuant. Ces traditionalistes sont principalement issus de familles d’origine orientale, qui contrairement aux familles ashkénazes en général, n’avaient pas reçu la laïcité dans leur pays d’origine. Même s’il est vrai que les communautés urbaines du Maghreb sont surtout allées en France et ne sont pas venues en Israël. Pour les autres, la laïcité a été perçue comme une partie de la coercition culturelle dont ils ont fait l’objet en arrivant en Israël. On leur a présenté leur identité juive comme relevant du passé. Pour être admis dans la société israélienne, à dominante ashkénaze, il fallait adopter la laïcité. On parle là des premières années de l’Etat. Pour eux, la religion juive est devenue un moyen de se distinguer. Une « distinction » dans le sens de Bourdieu. C’est ainsi que je vois leur rapprochement de la religion, qui s’opère volontairement de façon parfois très exhibitionniste, comme un doigt dans l’œil des ashkénazes laïcs. Quant aux laïcs qui s’intéressent à la tradition, leur nombre est nettement plus faible. Et cela aura beaucoup plus un aspect culturel que religieux. Il existe des groupes qui s’intéressent aux textes juifs, à la culture juive, mais ils restent limités et sans grande influence. Ce n’est pas une tendance vers un renouveau juif. Cette tendance existe plus chez les traditionalistes, avec même un aspect politique.
Il y a donc un élément politique au débat ?
Tel que je vois la situation. Jusqu’à la guerre des Six Jours de 1967, les frontières étaient claires. La nature juive de l’Etat d’Israël était forte et représentait 80% de la population. Après l’occupation des Territoires, la création des implantations, l’absence de clarté géographique concernant les frontières de l’Etat d’Israël, après l’échec du processus d’Oslo ont émergé des questions sur la possibilité de vivre très longtemps et même pour toujours avec les Palestiniens. Ces questions touchent à l’essence de la démocratie israélienne. Peut-on faire vivre un Etat juif et démocratique dans de telles conditions, où il est possible que la majorité devienne arabe ? Je pense que ce tournant vers la religion est un facteur qui aide à mettre de l’ordre. Le judaïsme promet des privilèges au public juif, il promet un récit historique qui justifie notre présence. C’est ce que j’appelle un judaïsme politique, utilisé pour renforcer une position politique de droite.
La définition de l’Etat d’Israël comme Etat juif est-elle acceptable pour vous ?
Je préfère l’appeler Etat israélien ou Etat des Juifs. On ne peut oublier que l’Etat d’Israël a été créé en réponse à la détresse des Juifs de diaspora et par la nécessité de la seule solution possible et à laquelle je crois, que les Juifs aient un Etat à eux. Mais quand nous avons fondé cet Etat, outre le fait que nous avons l’engagement historique de le préserver comme lieu de refuge pour tous les Juifs du monde qui se sentent persécutés, je pense que cet Etat doit être censé et normal. Il doit être totalement démocratique. Chaque Etat bien sûr a ses limites en matière d’immigration, mais une fois que l’on en devient citoyen, la religion ne doit plus y avoir aucun poids.