L’armée de défense d’Israël est le bouclier, mais aussi la caisse de résonance de la population qu’elle protège et qui la compose. Parce qu’elle est l’armée du peuple, elle peut être à la fois au cœur du consensus et de la polémique.
Cela peut arriver sous la canicule de juin ou la pluie glaciale de janvier. Sur le parvis du Kotel à Jérusalem ou dans un amphithéâtre en plein air de la banlieue d’Afula. Mais la ferveur est la même. Celle des familles qui viennent de tout le pays assister à la prestation de serment du fils ou de la fille qui vient de terminer ses classes et va devenir soldat à part entière. Tous les secteurs, tous les milieux, toutes les origines se retrouvent. Face aux jeunes appelés, fiers de recevoir leur béret et leur arme, et qui défilent à contretemps dans une tentative maladroite de parade militaire, les parents, grands-parents, frères et sœurs n’ont d’yeux que pour eux. Leurs enfants sont devenus des soldats de Tsahal. La cérémonie prend alors des allures de fête familiale, chaque clan ovationne son rejeton. Puis on sort les marmites et les glacières, on étend une nappe blanche sur le capot de la voiture et on festoie jusqu’à ce que les officiers, à peine plus âgés que leurs subordonnés, les rappellent à la discipline.
Cette expérience, tous les Israéliens ou presque l’ont vécue. Elle fait partie de ce qui les cimente. Elle résume aussi ce sentiment difficile à comprendre pour les non-initiés, de ce que Tsahal représente pour la société israélienne. L’attachement aux soldats est l’expression et l’aboutissement de tout ce qui forme Israël. C’est aussi ce qui explique la tournure passionnelle qu’a prise durant des mois le procès du sergent Elor Azaria, reconnu coupable d’homicide et condamné en première instance à 18 mois d’emprisonnement pour avoir abattu un terroriste blessé, qui venait de poignarder grièvement un de ses camarades à un barrage de Hébron en mars 2016. Cette affaire est certainement l’une des plus difficiles qu’ait eues à connaitre le pays depuis longtemps.
Tsahal armée du peuple
En regagnant sa souveraineté territoriale et son indépendance politique, le peuple juif s’est réapproprié la dimension identitaire qui lui avait manqué durant dix-neuf siècles d’exil. Un de ses aspects les plus importants a été de recouvrer l’usage de la force. Pour un peuple qui a été soumis durant des générations au bon vouloir des souverains qui les toléraient et aux persécutions récurrentes, disposer de la force armée a fait office de https://blogtsahal.wordpress.com/2012/01/27/nous-faisons-la-promesse-detre-un-bouclier-pour-le-peuple-juif-et-sa-terre-letat-disrael/ thérapie collective. Les Juifs ne sont plus des victimes désignées puisqu’ils peuvent à nouveau se défendre par eux-mêmes ou plus précisément par leur Etat qui détient le monopole de la violence légitime. A ce titre, la conscription obligatoire n’est pas seulement une nécessité face aux menaces extérieures, elle est aussi un processus de guérison.
Au début de la seconde intifada, à l’automne 2000, les manifestants qui exigeaient l’action de leurs dirigeants contre les attentats, criaient « Laissez Tsahal vaincre ! ». Ce n’était pas seulement un slogan politique de la droite contre un gouvernement de gauche. Le sentiment d’insécurité, de roulette russe face au terroriste suicide qui pouvait se faire sauter avec sa bombe à une terrasse de café ou dans un bus réveillait des peurs d’un autre âge, celles des Juifs d’avant l’Etat d’Israël devant les pogroms et les agressions gratuites dictées par la haine. Lorsque le gouvernement a compris qu’il n’y avait plus d’autre choix que d’aller débusquer les terroristes dans leur repaire, la violence n’a pas cessé du jour au lendemain, mais les Israéliens avaient recommencé à vivre.
Les enfants d’Israël
Les guerres successives auxquelles Israël a été confronté ont imprimé une évolution à la société qui l’oriente vers un rapport plus personnel à ses soldats. La mort de militaires au combat est vécue collectivement moins comme un événement dramatique mais inhérent à la défense du pays, que comme une tragédie familiale, jusqu’à influer directement sur les décisions politiques. En février 1997, deux hélicoptères militaires qui acheminaient des soldats vers leurs positions au sud Liban, étaient entrés en collision au nord de la Galilée. Les 73 soldats et membres d’équipage qui se trouvaient à bord avaient été tués. L’épisode, connu depuis sous le nom de « catastrophe des hélicoptères » était allé bien au-delà du deuil national et de la douleur causés par l’accident. Il avait donné naissance au « Mouvement des Quatre Mères », une initiative de quatre Israéliennes qui réclamaient le retrait de Tsahal de la zone de sécurité au sud du Liban. La https://www.youtube.com/watch?v=OGLZ631VS10 campagne a pris une telle ampleur que lors des élections de 1999, elle était devenue un des points du programme électoral du candidat travailliste, l’ancien chef d’état-major Ehud Barak. Moins d’un an après son élection, il tenait parole et évacuait unilatéralement la zone tampon tenue par Israël depuis 1985.
Les parents sont de plus en plus impliqués dans le service de leur enfant, au point qu’une partie de plus en plus importante de la mission des officiers subalternes est de parler, voire de rassurer les familles. La commission Winograd qui avait été chargée d’un rapport sur le déroulement de la 2e guerre du Liban de 2006 avait d’ailleurs constaté que « dans la conduite de cette guerre, Tsahal a placé la crainte de perdre des soldats comme paramètre central de son processus de planification et de ses considérations opérationnelles. Avec toute la sensibilité qu’il convient d’accorder à la vie des soldats et la nécessité de prendre ce facteur en considération, l’influence qu’il a eue sur les décisions des officiers supérieurs et des responsables politiques est difficile à accepter« [1].
Durant l’opération Bordure Protectrice de l’été 2014, http://www.israelnationalnews.com/News/News.aspx/183246 l’émotion suscitée par la mort de soldats de Tsahal a souvent été plus forte que pour la mort de civils tués par les bombardements de roquettes du Hamas. Des centaines d’Israéliens n’hésitaient pas non plus à se rendre au plus près du front, le long de la barrière de sécurité de la Bande de Gaza, où ils installaient une sorte de camp de base pour ravitailler les militaires qui partaient ou revenaient du combat à quelques dizaines de mètres de là, et que l’on gavait de plats chauds faits maison ou de viande au feu de bois. L’armée avait dû refouler ces civils par la force pour les empêcher d’être fauchés par un obus de mortier ennemi.
Ce lent déplacement du rôle de l’armée dans l’équation de l’Etat ou plutôt de la société a modifié l’équilibre entre protection des soldats et défense du pays. La vie des appelés doit être préservée face à l’ennemi sur le champ de bataille, mais aussi sur les autres théâtres d’action. Les menaces de poursuites judiciaires devant des tribunaux étrangers ou la Cour Pénale Internationale ne sont pas encore perçues comme immédiates. En revanche, le procès Azaria a créé une inquiétude supplémentaire pour les familles, celle de voir leur enfant traduit devant une juridiction militaire. Certaines y voient comme une violation du contrat moral passé avec l’armée. Elles ont remis leur fils ou leur fille entre les mains de l’autorité militaire, qui doit se substituer à elles dans toutes les circonstances.
Bien plus que l’action d’associations et d’ONG comme « Breaking the silence », qui cherchent à influer sur le débat national en dénonçant l’action de Tsahal dans les territoires, c’est le rôle que le public israélien a attribué à son armée qui peut générer une relation antagoniste. Le consensus demeure inattaquable depuis l’extérieur, mais peut être entamé par l’intérieur si l’armée ou le pouvoir politique ne répond pas aux attentes des citoyens sur la défense de leurs enfants.
L’esprit de Tsahal et le « caporal Stratégique »
Tsahal, on le sait, s’est doté depuis plus d’un quart de siècle d’un code éthique. Résumé dans la circulaire intitulée https://tsahal.fr/armee-de-defense-israel/le-code-ethique/ « l’esprit de Tsahal », il est remis à tous les conscrits et définit en dix points la mission et l’identité de l’armée de défense d’Israël, qu’accepte chacun de ses soldats et qui doit déterminer sa conduite et ses actes pendant tout le temps qu’il passera sous les drapeaux, y compris durant ses périodes de réserve. Il vise à encadrer le champ de la responsabilité individuelle et ses valeurs de référence, celles de l’armée, de l’Etat, celles du judaïsme et enfin les valeurs dites universelles. L’ensemble de ces valeurs est transmis aux soldats par leurs officiers commandants et par le corps de l’Education, l’unité de Tsahal dédiée à l’enseignement des institutions et de l’histoire de l’Etat d’Israël, comme de l’histoire du peuple juif.
Ce guide du soldat revêt d’autant plus d’importance que le jeune conscrit israélien se retrouve de plus en plus souvent confronté à des situations où il doit décider seul de ses actes. L’affaire du sergent Elor Azaria est à ce titre une sorte de cas d’école. Affecté avec un détachement de la brigade Kfir à la protection du quartier juif de Hébron, où il effectuait sa première action sur le terrain, le soldat a pris une initiative qui n’était pas le résultat d’un ordre direct donné par un supérieur. Quelles qu’aient pu être ses motivations, son acte l’a placé dans le rôle que le jargon de Tsahal a baptisé le « caporal Stratégique ». En décidant de tirer sur un terroriste palestinien déjà au sol, il a déclenché une réaction en chaine qui va bien au-delà de son acte tactique : l’élimination d’un terroriste sur le site d’un attentat. En ne prenant pas en considération toutes les implications de son geste, le sergent Azaria a pu estimer qu’il remplissait la mission qui lui incombait, alors qu’il aurait dû réfléchir à ses conséquences et notamment au fait qu’il allait contre les règles d’engagement et de préservation de la vie. L’action d’un simple homme de troupe sur le terrain a entrainé la mise en branle de la machine judiciaire, mais surtout elle a ouvert une polémique publique sur la responsabilité du soldat et celle de l’institution militaire. Dans d’autres cas, un acte isolé et qui peut paraitre justifié par les circonstances peut avoir des répercussions diplomatiques, obligeant le pouvoir politique à agir pour limiter des dommages qu’il n’avait pas provoqués. C’est une sorte d’effet de l’aile de papillon qui constitue l’un des cauchemars des responsables civils et militaires israéliens.
Dans l’affaire Azaria, c’est clairement la présence de militants de l’organisation B’Tselem qui ont filmé le geste du soldat et la diffusion quasi simultanée de la vidéo sur les réseaux sociaux puis sur les médias électroniques, qui ont précipité les événements. C’est avec la première intifada à la fin des années 80, que les chaines de télévision étrangères avaient commencé à recruter des Palestiniens à qui ils fournissaient des caméras pour saisir toute « exaction » de Tsahal qui leur assurerait un bon taux d’audience au journal du soir. On se souvient des effets de l’épisode www.pmo.gov.il/English/MediaCenter/Events/Documents/adora.doc Mohammed al Dura, qui en septembre 2000 avait mis le feu aux poudres, marqué le début d’une nouvelle intifada et présenté Israël aux yeux du monde comme un tueur d’enfants. Depuis, la pratique s’est généralisée par l’usage des caméras dont sont équipés presque tous les téléphones cellulaires. Non seulement les soldats de Tsahal doivent en permanence mesurer les conséquences de leurs actes en termes de droit et de morale, mais ils doivent aussi penser que chacun de leurs gestes peut être sous la loupe de telle ou telle ONG qui le fera partager au reste du monde si cela doit servir son agenda. Cela place les jeunes appelés dans une situation intenable, exigeant d’eux une maturité, un jugement et un discernement dont ils sont incapables, et encore moins en conditions de combat.
Où va le consensus ?
A propos des valeurs que Tsahal n’aurait pas suffisamment mises en avant lors de la 2e guerre du Liban, la commission Winograd écrivait encore dans son rapport que « certaines de ces caractéristiques ne sont pas liées seulement au fonctionnement propre, intérieur de Tsahal, mais aussi au fait qu’une partie de ces valeurs traditionnelles de Tsahal, leur perception à l’égard de Tsahal et leur centralité dans la société israélienne ont commencé à être tournées en dérision à cause des orientations de la société israélienne hétérogène, surmédiatisée, de plus en plus guidée par des intérêts individuels, y compris économiques, au détriment des considérations et des besoins de la collectivité nationale« [2].
Tsahal évolue parallèlement et concomitamment à la société israélienne, dont elle est une des composantes et en subit donc l’influence. Comme la société civile, l’armée reflète les changements démographiques et sociologiques du pays. Israël est devenu plus religieux, Tsahal aussi. L’élite militaire traditionnellement fournie par les kibboutzim est aujourd’hui issue des milieux sionistes religieux. Comme Tsahal compte déjà deux chefs d’état-major séfarades, elle pourrait bientôt voir à sa tête un officier portant kippa. Les femmes qui accèdent aux postes de pouvoir économique ou politique, réclament aussi d’être représentées dans les unités combattantes. Les Juifs ultra-orthodoxes qui se sont tenus durant des décennies à l’écart de la société profane et de Tsahal voient les barrières qu’ils avaient érigées devenir de plus en plus poreuses. De même qu’ils prennent leur place dans la population active, ils s’adaptent progressivement à l’idée de la conscription.
Ces changements ont déjà des effets visibles sur le fonctionnement de l’armée israélienne : création de bataillons spécialement conçus pour les ultra-orthodoxes, mais aussi problèmes de mixité pour les soldats religieux qui refusent la proximité d’une femme. Ils auront inévitablement des répercussions sur sa définition identitaire et des valeurs dont elle tire sa cohérence. Cette interpénétration en constant mouvement de la composition de la société et des problématiques auxquelles elle est confrontée oblige Tsahal à se remettre en question pour conserver son point d’équilibre entre mission et identité. A l’inverse, cette capacité ou cette nécessité d’évoluer peut aussi avoir des effets positifs sur la société civile. C’est de la prestigieuse unité 8200 du corps des renseignements dont sortent les jeunes entrepreneurs qui vont créer des startups dans le domaine de la cybernétique, qui représente aujourd’hui un marché porteur de l’économie israélienne. On peut imaginer que ce soit aussi de Tsahal que sortent des réponses aux débats de fond qui agitent la société israélienne.
© Pascale Zonszain
[1] Commission d’examen des événements de la guerre du Liban de 2006, Commission Winograd, rapport final, tome 1, 5e partie, paragraphe 34 (F), p. 252 (version en hébreu) http://www.nrg.co.il/images/news/doah.pdf
[2] Ibid. tome 1, 5e partie, paragraphe 35 (F), p. 254