Cancel !
De Hubert Heckmann, Éditions Intervalles, collection « Le point sur les idées »
« Les faux gentils ont le visage borné de la censure » (Ivan Rioufol)
Les Parisiens du XXIème siècle (ceux qui ont encore un cerveau) en ont par-dessus la tête de la Cancel culture. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’ils ont en tête la compréhension de ses origines et de ses mécanismes. Pour guérir de ce fléau, il faut savoir d’où il vient et comment s’en débarrasser. Pour cela un outil indispensable : le petit livre de Hubert Heckmann, sous-titré « De la culture de la censure à l’effacement de la culture. »
Il est difficile de résumer un livre aussi dense et aussi court, car chaque mot, chaque analyse, chaque exemple est d’une clarté lumineuse.
Impossible n’étant pas français, essayons.
La cancel culture est un des piliers du wokisme, cette secte issue d’un sentiment de toute puissance qui promeut le racisme au nom de l’antiracisme et l’inégalité des hommes au nom du décolonialisme et qui promet à ses adeptes la supériorité de leurs désirs sur la nature.
Demandez le programme : indignation, dénonciation, ostracisme, boycott, censure !
La cancel culture n’est pas une nouveauté : Staline faisait effacer des photos officielles les dignitaires qu’il avait fait exécuter, afin de nier jusqu’à leur existence et d’exciser leur souvenir à la racine.
La différence avec le terrorisme intellectuel du wokisme contemporain n’est pas de nature, mais plutôt de degré : pour l’instant, la condamnation à la mort des coupables n’est que dans le registre social. Pour l’instant. De quoi sont coupables les condamnés ? D’avoir eu des « propos ou des actions réels ou supposés, … considérés comme moralement répréhensibles ou « offensants » à l’égard d’une communauté. »
La cancel culture est une arme à double détente : elle condamne au boycott et, ce faisant, fédère d’autres justiciers, ravis de participer à la curée en se parant d’un alibi moral. « Notre contemporain, qui porte en bandoulière une indignation factice pour se faire bien voir de ses semblables, oblige les autres à obtempérer en même temps qu’il cède lui-même. »
Les réseaux sociaux sanctionnent aux plans moral et social, mais pas physique. En théorie. Parce que, en pratique, les journalistes de Charlie Hebdo et l’enseignant Samuel Paty, pour ne citer qu’eux, seraient encore vivants, si les réseaux sociaux ne démultipliaient pas les incitations au meurtre à la vitesse de la lumière.
La mondialisation virtuelle génère des sectarisme sur mesures
Les algorithmes, qui font que vous êtes bombardés de publicités « pertinentes » dès que vous avez lu un article sur un sujet donné, vous proposent également d’adhérer à des groupes focalisés autour des sujets auxquels vous vous intéressez. Il peut s’agir d’aspirateurs, de foot, de recettes de cuisine ou d’antisionisme, il y en a pour tous les goûts et surtout pour tous les dégoûts.
Ce « réseautage » crée des communautés de nombrilistes qui se désintéressent de tout ce qui n’est pas leur obsession et, a fortiori, de tous ceux qui ne la partagent pas. C’est l’entre-soi agressif qui fait des autres, de tous les autres, un enfer. « S’ils expriment la moindre réserve sur les moyens employés, ou même s’ils n’affichent pas assez bruyamment leur soutien, ils (les membres) seront soupçonnés de complicité active avec ce qui est dénoncé », explique Hubert Heckmann.
En Europe, la démarche qu’il décrit concerne donc tous les indifférents, qui ne manifestent pas assez bruyamment leur enthousiasme. C’est le mécanisme qui était à l’œuvre en août 2021, dans les rafales de tweets d’une étudiante l’université Sud Californie sur un tout autre sujet que les wokitudes : « Si vous n’êtes pas pour la destruction complète d’Israël et des forces d’occupation, alors vous êtes anti-palestinien.[1] »
La cancel culture, résume l’auteur, « réduit la culture à une panoplie de fétiches identitaires ». Elle a aussi le défaut majeur d’aplatir le temps, « la morale écrasant toute perspective historique », au point que « tout doit être annulé au fur et à mesure que le conformisme s’adapte à l’évolution des mœurs et de l’opinion. »
Les lieux de culture sont devenus des lieux de culte
On pourrait penser que l’Université est lieu d’ouverture d’esprit, dont les libertés ne sont restreintes que dans les régimes autoritaires. Il n’en est rien : c’est à l’autre extrémité du spectre que l’on trouve les pires atteintes à la liberté de penser. Citant les Alma mater d’Amérique du nord et d’Europe, Heckmann décrit les « groupes de pression particuliers qui parviennent à institutionnaliser leurs revendications depuis l’intérieur même de l’université et qui prétendent interdire l’expression de toute pensée qui les dérangerait, parce qu’elle blesserait leur susceptibilité, leurs croyances, leur engagement militant, leur chatouilleuse identité. »
Sortir du cercle vicieux des milices de la vertu
Les peuples qui s’avachissent dans une paix bienheureuse et les extrémistes qui limitent leurs ambitions au respect sourcilleux de leur ego sont incapables de résister à l’assaut de la Cancel Kultur. C’est pourquoi ils abhorrent à ce point Israël, qui lutte pour sa survie depuis sa naissance et qui n’a donc aucun état d’âme à se définir comme l’État-nation du peuple juif.
L’État juif, grand comme la Bretagne et résistant comme un petit village gaulois, nous donne l’exemple à suivre pour réintroduire le bon sens et la nuance dans le débat public. Cela tient en un mot : courage.
De son côté, Heckmann convoque le Roumain Alexandru Càlinescu, le Tchèque Vaclav Havel et le Roumano-américain Sergiu Kleinerman, trois intellectuels ayant subi le communisme et assisté à sa chute, pour nous… encourager : puisque « le signe idéologique permet de dissimuler à l’individu le mécanisme d’avilissement par lequel il se soumet à la loi du plus fort », il faut prendre conscience de ce qui se cache sous le déclaratif idéologique, afin de retrouver sa dignité en refusant, même passivement de s’y soumettre. Les exemples abondent, qu’ils soient cités par l’auteur, comme « un geste de compassion envers un collègue ostracisé », ou pas. Parmi les autres, se trouve l’antisémitisme bas de plafond, qui se baptise antisionisme au nom du « soutien au peuple palestinien », dont par ailleurs le militant s’indiffère quand ses membres sont persécutés par leurs semblables.
Ouvrir les yeux permet d’ouvrir la bouche et de faire taire les dictateurs
Le régime communiste s’est effondré, rappelle l’auteur de La Plaisanterie cité par Heckmann, lorsque ceux qui s’y soumettaient ont compris que sous les slogans du dogme se cachait la plage de leur indignité. Alors, « La vie dans la vérité inclut tout acte par lequel un individu ou un groupe se révolte contre la manipulation dont il est l’objet : cela peut commencer par un simple rire… »
Il est bien connu que les dictateurs haïssent l’humour ! Ils ont raison d’en avoir peur, c’est une preuve d’intelligence qui les inquiète. Comme les menacent l’art, la tolérance et la complexité.
Seuls la lucidité et le courage nous permettront, conclut Hubert Heckmann, de « retrouver le sens du beau en transmettant ou en créant des formes culturelles et artistiques profondément complexes et ambiguës, qui ne servent aucune cause, ni ne se réduisent à aucun message. »
On rit jaune en pensant aux pensums récompensés par la Palme d’or cannoise !
[1] https://unitedwithisrael.org/california-usc-diversity-senator-wants-to-kill-every-motherfing-zionist/?