Parmi les nombreuses fractures qui divisent la société israélienne, celle qui sépare les religieux des laïcs n’est pas la moindre. Une lecture critique de l’essai d’Aviad Kleinberg, « Guide du laïc, comment ne pas croire sans s’excuser[1]« .
Coercitions religieuses d’une part -ou ressenties comme telles-, imprécations laïques d’autre part, saturent le champ médiatique et même politique. Mais y-a-t-il vraiment débat ? entend-on ici ou là des philosophes laïcs, se réclamant de l’incroyance, entrer en dialogue avec des philosophes se réclamant de la croyance, pratiquement jamais.
Il serait bienvenu que la publication du livre d’Aviad Kleinberg crée une telle opportunité mais je crains que ce ne soit pas l’objectif recherché par l’auteur. Kleinberg semble vouloir s’adresser uniquement à un public d’incroyants supposés soumis ou perméables à la propagande religieuse et à qui il faut fournir des arguments pour qu’ils apprennent à se défendre.
De plus, un lecteur venu de France éprouve des difficultés supplémentaires car les concepts utilisés ne sont pas clairs et en tous cas sont étrangers à son univers spirituel familier surtout s’il s’est formé au contact des penseurs de ce qu’on appelle « l’école juive de Paris ». Ces difficultés surgissent dès le titre du livre et sa traduction en anglais.
En hébreu le livre s’intitule : מדריך לחילוני, איך לא להאמין בלי להתנצל
En anglais : « A guide for the non-believer- How not to believe without apologizing”
En français, les notions d’incroyance et de laïcité ne se recouvrent pas. A la lumière de la lecture du livre et de ses développements il me semble que la traduction la plus proche des conceptions de Kleinberg s’orienterait plutôt vers ce que l’on a appelé en France la « libre-pensée » et Aviad Kleinberg serait qualifié de laïc , d’incroyant mais surtout de « libre penseur » avec une connotation positiviste remontant au 19e siècle.
La thèse de Kleinberg
La thèse du livre peut être résumée de la manière suivante : les religieux ont l’avantage de vivre dans les deux univers, laïc et religieux et cela leur donne un avantage certain vis-à-vis des incroyants. Ces derniers sont soumis à leurs pressions « missionnaires » visant à les faire renoncer à leurs comportements caractérisés par les religieux – Kleinberg dixit- comme étant marqués par la perte des valeurs, la débauche, la jouissance de l’instant présent. Ils sont aussi qualifiés d’ignorants de tout ce qui ressort du judaïsme.
Certes l’auteur admet que des religieux ont apporté une contribution importante à la société, la science et la philosophie mais il y a aussi, selon lui et a contrario nombre d’exemples montrant qu’ils ne sont pas aussi moraux qu’ils le prétendent, qu’ils peuvent être corrompus comme les autres.
L’objectif du livre est d’apporter des éléments de réponse permettant aux incroyants de résister aux pressions visant à les faire abandonner leurs voies funestes pour adhérer à la vérité une et révélée ; et ce dans un langage simple et compréhensible. L’auteur affirme qu’il a pris au sérieux la religion (car sinon pourquoi aurait-il engagé son temps et son énergie dans cette entreprise). Last, not least, Kleinberg reconnait que plusieurs des développements de son livre ne sont pas nouveaux.
Sur un point au moins le livre ne correspond pas vraiment à son titre. On aurait pu s’attendre à lire des recommandations sur la manière de se comporter vis-à-vis des religieux lorsque l’on se réclame de l’incroyance tout en voulant ou essayant de trouver un modus vivendi. C’est seulement à la toute fin que le thème est abordé de manière anecdotique bien que porteur d’une certaine pertinence qu’on aurait aimé voir plus approfondie.
Mais ce livre – qui nous réserve une surprise- a un ton très polémique. Il ne s’agit pas de chercher de quelconques voies et moyens d’une coexistence pacifique. Il ne s’agit pas de donner un vade-mecum de l’incroyant mais un bréviaire de ce qui va s’avérer être un catalogue d’idées reçues fondé sur une lecture littérale de la Bible au mépris -quoiqu’il en dise- de tous les développements postérieurs apportés par les Sages de la tradition rabbinique et singulièrement du Talmud et même de la halakha.
Sur près de 160 pages -le livre en comprend 200- l’auteur passe en revue toutes les croyances religieuses juives ou qui se donnent comme telles. Plusieurs de ces affirmations sont exactes et les interrogations sont souvent fondées. Mais c’est la manière de faire qui irrite tant elle reflète une attitude agressive et une recherche presque exclusive de faits ou de pensées franchement caricaturaux du judaïsme.
Tout y passe. Depuis les preuves de l’existence de Dieu ou de son absence – à son sujet l’auteur nous dit qu’il pourrait aussi bien apparaître sous la forme d’ un pâté de courgettes (sic !) que sous toute autre forme- jusqu’au problème du Mal. Depuis la remise en question de l’historicité des évènements décrits dans la Thora -avec des arguments dont on reconnaît l’origine dans les thèses de l’archéologue Finkelstein – jusqu’à la recherche des causes de la Shoah qui sont trouvées pour les religieux (version Kleinberg) dans l’existence des sionistes antireligieux.
Pour Aviad Kleinberg il est difficile de comprendre pourquoi Dieu , s’il est effectivement l’être omnipotent, omniscient et bon auquel il faut croire a créé l’homme imparfait, incapable de résister au péché ; pourquoi il a révélé sa loi au seul peuple Juif dont la population est ridiculement faible par rapport aux mondes de la chrétienté, de l’islam, du bouddhisme et des autres religions ?..
Comment justifier la volonté génocidaire exercée contre le seul peuple d’Amalek alors que l’histoire juive n’est pas dénuée d’autres peuples ayant exercé des persécutions à son encontre ? Comment justifier la cruauté de l’abattage rituel des animaux au nom de la cacherout ? Et il faut ajouter l’infériorité de la femme, la cruauté du rite auquel est soumise l’épouse soupçonnée d’adultère par son mari. Il n’est pas jusqu’à la destruction du second Temple auquel l’auteur accorde au moins un effet positif : la fin des sacrifices animaux remplacés par la prière.
Quant aux non Juifs ce sont des êtres qui n’ont pas de morale et nous avons à leur égard des attitudes positives non pas parce que ce sont des êtres humains comme nous mais uniquement lorsque nous sommes vis-à-vis d’eux en position d’infériorité.
Et si malgré tout cela les Juifs religieux croient en Dieu et respectent ses commandements c’est parce qu’ils ont peur de l’inconnu, peur de l’obscurité, peur d’un monde étrange et étranger. Ils ont besoin de savoir que s’ils obéissent à Dieu ils seront récompensés dans l’au-delà mais qu’en cas contraire ils iront directement en enfer.
Une divine surprise ?
Comme nous l’avons déjà évoqué, Aviad Kleinberg connait aussi son sujet et ses classiques et à deux ou trois reprises on se prend à espérer qu’il apporte des retouches à sa présentation d’un judaïsme plus proche de la « foi du charbonnier » que de celui qui nous a été enseigné.
Une première fois lorsque l’auteur présente la fameuse page du Talmud opposant les Sages à Rabbi Eliezer et qui se termine par l’affirmation « La Thora n’est pas au ciel ».
Une seconde fois lorsqu’il développe en quelques paragraphes les bases de la Kabbale lourianique qui apporte une certaine complexité au sujet et envisage un judaïsme non-monolithique.
Une troisième fois enfin lorsqu’il rapporte l’anecdote, elle aussi talmudique, où l’on voit Moïse assister à l’enseignement de Rabbi Akiva et ne pas du tout s’y reconnaître alors même que Rabbi Akiva se réclame de lui et affirme que ce qu’il vient d’enseigner est fondé sur une halakha reçue par Moïse au Mont Sinaï…
Le fait que « la Thora n’est pas au ciel » ne vient pas montrer le rôle éminent joué par le Talmud dans l’interprétation des préceptes bibliques mais démontre au contraire une prise de pouvoir excessive des Sages qui se sont donnés désormais carte blanche pour imposer de nouveaux commandements.
Le fait que la Kabbale lourianique ouvre des horizons insoupçonnés ne tient pas car elle a suscité une très forte opposition chez de nombreux rabbins.
Enfin Moïse, aux prises avec la découverte des enseignements de Rabbi Akiva, interpelle Dieu et objecte qu’il aurait dû choisir Rabbi Akiva au lieu de reconnaître les limites de son pouvoir. Rien ne semble trouver grâce aux yeux de l’auteur qui puisse l’interpeller lui-même ou lui donner le goût de pousser un peu plus avant l’étude des textes.
Il n’était pas dans mon intention de reprendre l’accusation d’ignorance- que Kleinberg récuse habilement dès le début du livre- mais il est quand même nécessaire de revenir sur une grave accusation de cruauté faite lorsque l’auteur énumère une litanie d’interdictions dont la transgression est, selon le texte de la Thora, punie de mort.
Kleinberg n’apporte aucune précision et rien ne permet au lecteur de comprendre que selon la halakha ces peines ne sont applicables qu’entourées d’un luxe de conditions qui en rend l’exécution quasi-impossible (ce qu’on appelle la procédure de mise en garde). Certes le texte de la Thora est explicite et le débat sur l’interprétation talmudique est nécessaire mais au moins fallait-il le signaler et ouvrir cette fenêtre de discussion.
La surprise nous attend à la fin de la page 154 après l’exposé unilatéral d’un judaïsme grossier et repoussant. Lorsque Kleinberg accepte de se dépouiller des oripeaux d’une approche railleuse et mesquine d’un judaïsme souvent présenté comme « sanguinaire ».
Lorsqu’il s’interroge sur un mode presque rhétorique et se demande pourquoi, malgré tout, il serait incapable de manger de l’hostie et aussi (et surtout ai-je envie d’ajouter) pourquoi il a fait circoncire ses deux fils ! La réponse est courte, la voici :
« Non pas parce que ces actions sont conformes à la conception rationaliste qui est la mienne. Elles ne le sont pas. La réponse est que je me sens Juif. Un Juif ne participe pas à des cultes étrangers. Un Juif fait circoncire son fils. Pourquoi ? Parce qu’ainsi ont fait mes pères et les pères de mes pères ».
Commencer par la fin
Les cinquante dernières pages du livre auraient pu être l’occasion d’une réflexion approfondie sur cette apparente contradiction. Il ne le fait pas. L’auteur s’interroge sur l’identité juive et israélienne, il se pose la question d’une religion laïque, sans Dieu. Il développe l’approche du bouddhisme sans pour autant dire qu’il l’adopte. Il évoque même une scène de kiddouch de vendredi soir auquel il participerait volontiers non pas pour des raisons religieuses mais pour « être ensemble » pourrions-nous dire, pour partager une expérience commune.
Le livre se termine par un credo humaniste. L’essentiel est de faire le bien.
On ne pourrait si bien dire.
Pour détourner la fameuse anecdote qui met en scène cet homme politique Français affirmant qu’il était d’abord homme, socialiste, puis Juif et à qui il était répondu ; « ce n’est pas grave l’hébreu se lit de droite à gauche », nous pourrions conclure qu’il faut lire ce livre « à la française » de gauche à droite et commencer par la fin.
[1] Aviad Kleinberg, « Madrih’ Lah’iloni, eih’ lo leaamin bli leitnatsel » (hébreu), éditions Lior Saraf Shivuk, 2019