Lee Cahaner consacre sa carrière de chercheuse à analyser l’évolution sociale du monde harédi. Elle perçoit de plus en plus de brèches dans un système qui se voulait étanche à la modernité.
Propos recueillis par Pascale Zonszain
Menora.info : Comment s’exprime l’émergence de la classe moyenne harédite ?
Lee Cahaner : Il faut d’abord comprendre que la classe moyenne dans la société harédite est plus pragmatique qu’idéologique. On a vu son influence sur le marché du travail, où les harédim sont devenus plus présents dans les professions libérales, mais aussi dans la fonction publique. Dans le secteur privé, c’est surtout l’entrée des femmes ultra-orthodoxes qui est significative, avec les diplômées des séminaires. Dans le domaine de l’informatique, les hommes et les femmes sont également de plus en plus présents. Le domaine où l’arrivée des harédim a été la plus spectaculaire, c’est le secteur juridique. Avant tout, parce que c’est la discipline qui s’est ouverte en premier aux étudiants harédim, plus d’ailleurs dans les collèges d’enseignement supérieur que dans les universités. Après un peu plus de dix ans, on est même parvenu à un point de saturation, alors que le marché du droit est déjà saturé, indépendamment de l’arrivée des harédim. Il subsiste aussi une réticence de la part des non religieux à se faire représenter par un conseil harédi. Les diplômes universitaires et l’entrée sur le marché du travail sont les deux expressions principales de l’émergence de la classe moyenne harédite.
Quelle est l’influence de cette nouvelle classe sociale ?
A l’intérieur de la société harédite, les relations sont compliquées. Un groupe plus ouvert, plus diplômé, plus engagé dans la société globale, plus exposé à internet a évidemment plus de mal à trouver sa place dans un monde où il est parfois perçu comme une menace par les plus conservateurs. Cette classe moyenne rapporte de l’intérieur des éléments inconnus comme la culture, les loisirs, le divertissement. Elle propose aussi dans une certaine mesure une alternative à l’élite existante, celle du travail contre celle de l’étude. Cela bouleverse les rapports sociaux établis dans la société harédite, où les femmes travaillaient pour financer la famille, tandis que les hommes étudiaient. Il y a aussi une sorte d’inversion des rôles. Des femmes plus diplômées travaillent aussi à leur évolution de carrière. Et c’est vrai également pour les hommes, qui une fois engagés dans le monde du travail, veulent y progresser.
Comment la société harédite répond-elle à cette menace ?
Dans la mesure où la classe moyenne ne cesse de croitre pour s’approcher des 40% de l’ensemble de la société harédite, cela a nécessairement un effet sur son équilibre interne. Ce groupe a de plus en plus de mal à trouver sa place. On le voit notamment avec l’inscription des enfants dans les écoles du courant harédi, où ceux dont les deux parents travaillent ont de plus en plus de difficultés à être admis. Et en même temps, il n’est pas question de perdre cette classe moyenne. Il est intéressant à ce propos de constater ce qui s’est passé lors des récentes élections législatives. La campagne des partis orthodoxes a veillé à ne pas les traiter de manière agressive ou hostile. On leur a plutôt demandé par exemple d’aider « la société des apprenants » en participant au financement des yéchivot. Cela fait d’ailleurs partie de leur éducation. Et la campagne électorale de la liste ashkénaze a été centrée sur le maintien de cette classe au cœur du dispositif harédi. Le message était en substance, « on reste à la maison ». Et il a fonctionné.
Et comment se positionne cette classe moyenne vis-à-vis de l’extérieur ?
Il y pour elle de plus en plus de points d’entrée dans la société globale. Ce qui la met en position d’être une sorte de passerelle entre les deux mondes. Elle parle le langage commun à l’ensemble de la classe moyenne israélienne, du point de vue du travail, des enfants. Les ménages de la classe moyenne harédite ont en moyenne 4 à 5 enfants, ce qui est comparable aux ménages de l’ensemble de la classe moyenne. Leur apparence extérieure se fait aussi plus moderne. Même si pour l’instant, cette évolution n’est pas encore visible pour le reste de la société israélienne, toujours conditionnée par sa perception traditionnelle du monde harédi. A ce propos, la perception de la classe moyenne harédite par elle-même en tant que groupe, n’est pas encore claire non plus. Je pense que c’est un groupe avec un énorme potentiel de lien entre les deux mondes mais aussi sur les questions des rapports entre Etat et religion. Il y a cependant nombre d’enjeux dont il n’a pas encore pris conscience en termes d’intégration à l’espace commun, avec ce que cela implique de compromis et de concessions. C’est encore prématuré.
Comment évoluent la place et le rôle de la femme dans la société harédite ?
Le principal catalyseur d’évolution a été la réforme des séminaires, les collèges harédim de formation supérieure pour les jeunes filles. En 2001, leurs domaines de formation ont été étendus, alors qu’ils se limitaient jusque-là à former des enseignantes. Cela ne s’est pas fait dans une idée d’ouverture, mais tout simplement parce qu’il n’y avait plus assez de postes disponibles dans l’enseignement. Ces jeunes filles ont donc eu accès à des études de gestion, d’informatique et de comptabilité, qui leur donnaient des perspectives de carrière, alors qu’auparavant leur mission était uniquement de pourvoir aux finances du ménage pour permettre au mari d’étudier et aux enfants d’être scolarisés. Et ces femmes qui étaient le symbole de la continuité de la communauté, puisqu’elles étaient chargées d’en enseigner les valeurs, se retrouvent propulsées dans une nouvelle dimension. C’est un tremplin qui les a aussi incitées à poursuivre leurs études vers la licence. Cette évolution les met en position d’équilibre entre changement et conservatisme. Cela modifie aussi les relations au sein du couple, quand la femme progresse dans son travail et rapporte un salaire de plus en plus élevé. Paradoxalement, ces femmes, qui sont en pleine évolution personnelle et font entrer le changement dans leur maison, sont aussi les gardiennes des valeurs conservatrices du foyer. Je vois d’ailleurs cette dichotomie s’exprimer dans les entretiens que j’ai avec ces femmes dans le cadre de mes enquêtes. Elles sont fières de leur réussite professionnelle, mais tiennent toujours à se justifier sur la priorité qui reste la famille et ses valeurs.
Les femmes sont donc bloquées dans leur progression ?
Non, car le débat évolue aussi au sein de la société harédite. Même si cela ne s’est pas traduit dans les dernières élections, il y a de plus en plus de discussions sur la place des femmes, notamment en politique. La carrière professionnelle des femmes est de plus en plus admise, ainsi que leur désir de progresser. On commence à parler des familles monoparentales, des problèmes de harcèlement, des sujets jusque-là tabou dans la société harédite. C’est une évolution irréversible.
Et que se passe-t-il pour la jeune génération harédite, de plus en plus exposée à la modernité ?
Les jeunes harédim, garçons et filles, sont toujours emprisonnés dans la dynamique des mariages arrangés. Ils sont toujours tenus à une conduite irréprochable jusqu’à leur mariage. Jusque-là les jeunes gens doivent étudier en yéchiva harédite. Pour les jeunes filles de cette deuxième génération du harédisme moderne, les choses ne sont pas simples non plus. Elles doivent se tenir à la plus stricte tradition, étudier dans les séminaires, ne pas avoir de téléphone. Elles restent dans un environnement très conservateur. Jusqu’au mariage, même si l’on se marie plus tard, la conduite est la même pour le courant conservateur et le courant moderniste. Ce n’est qu’après le mariage, que la société leur accorde plus de marge de manœuvre. Avant le mariage, il n’est pas question pour les jeunes filles de quitter le domicile familial, alors que les jeunes gens le font en allant étudier en yéchiva. Et l’on voit d’ailleurs avec le recul de l’âge du mariage se développer un phénomène inédit : celui de quartiers pour jeunes gens célibataires harédim, qui n’étudient plus en yéchiva, mais dans les filières de l’enseignement supérieur ou qui travaillent. Et c’est un problème pour la société harédite qui ne sait pas encore comment y répondre. Il reste cependant des constantes, comme l’idéologie. Si aujourd’hui de plus en plus de jeunes gens ultra-orthodoxes s’enrôlent pour le service militaire, ce n’est pas par sionisme, mais parce que c’est leur ticket d’entrée pour le monde du travail.