Parmi les conséquences importantes de la pandémie, il y a, sans aucun doute, l’importance que la vie virtuelle a pris dans nos vies. Avec la dureté du confinement, le besoin de se réunir des individus isolés chez eux a contribué à la création de ce que je définirais comme une « communauté virtuelle ». Événements familiaux, célébrations, cours sont ainsi passés au mode virtuel, grâce à la plate forme Zoom qui multiplie les interlocuteurs d’une rencontre par le son et l’image et permet d’expérimenter une façon d’être ensemble malgré la solitude réelle et l’éloignement.
Une grave question est posée par ce développement: une communauté virtuelle est-elle une communauté? La question se pose avec encore plus d’acuité pour les Juifs, en Diaspora avant tout, où, du fait de la dispersion, la vie juive pourrait n’être que « virtuelle » et donc vouée à disparaître (du dehors, de la Cité, de l’existence). Mais elle se pose aussi d’une autre façon en Israël.
La virtualisation de l’existence collective s’accompagne d’une dématérialisation, d’une mise en images de la réalité et, malgré le rapprochement sensible, elle implique un éloignement insurmontable et infranchissable. Paradoxalement c’est à ce prix de la déréalisation que les esprits se rapprochent.
On me dira que cela est aussi le propre de la pensée et de l’intellect, qui supposent que l’intellectuel se retire du monde réel et se recueille en lui même pour mieux penser le monde. On me dira aussi que la lecture est un acte de nature semblable quand le lecteur s’isole pour rejoindre un monde imaginaire. On m’objectera aussi que le judaïsme est une telle discipline, lui qui se tient devant un Dieu qui ne relève pas du visible et du physique.
C’est vrai mais ce qui risque de se passer après la pandémie, si le mode virtuel s’installe, c’est tout autre chose: le virtuel pourrait oblitérer le réel. Finalement pourquoi se déplacer pour prendre part à un acte collectif? On reste chez soi dans son fauteuil et on regarde passivement l’écran[1]. Ce serait une facilité pour le judaïsme diasporique du fait de la dispersion de ses membres. Ce serait une catastrophe pour la communauté réelle dont la dimension physique et corporelle est fondamentale. L’institution du Minyane de ce point de vue-là est très significative. Dix esprits rassemblés devant un écran ne forment pas un minyan. De même le rapport maître-élève, face à face, est primordial pour un cours concernant la Tora.
La dimension physique ici ne fait pas référence à la nécessité d’une incarnation mais au dispositif qui permet de se séparer dans la rencontre. C’est une idée paradoxale. Il y a en effet , dans la pensée juive, une dialectique à l’œuvre entre le collectif et l’individu qui ne peut se poser s’il n’y a pas de collectivité réelle. Une communauté véritable n’est pas un entassement d’individus: l’assemblement des individus joue comme un ressort qui permet à chaque individu de rebondir pour se dissocier de la massification qui guette toute assemblée. L’écran virtuel ne le permet pas.
Sur le plan symbolique, pensez à l’assemblée du Mont Sinaï qui, malgré la masse présente, rendit possible la vision de la Divinité invisible pour chacun en particulier – et c’est celà la dimension importante. Imaginez vous un Maamad Har Sinaï télévisé, par Zoom interposé? Une « sortie d’Egypte » en restant en Egypte? Tout lien doit impliquer une dissociation et le référent physique en est le point d’appui qui lui évite l’ornière de la massification, dérision de communauté. En hébreu , pour dire « faire alliance », on dit « casser une alliance »[2].
La virtualisation de l’existence humaine, sa dématérialisation, sa mise en images serait l’ultime ravage que la pandémie pourrait provoquer.
Je parle ici bien sûr de l’après pandémie et pas des dispositifs visant à la maitriser qui doivent être limités dans le temps et ne pas devenir une règle de comportement permanente.
*A partir d’une chronique sur Radio J le vendredi 24 avril 2020.
[1] Cette passivité a plusieurs dimensions: qui maitrise le dispositif , le « logiciel » du zoom? Il est plus qu’un instrument neutre. Il gouverne l’échange et le transforme. Et cela échappe à ses utilsateurs.
[2] Pour le lecteur intéressé, je renvoie à mon livre « La séparation d’amour, une éthique d’alliance » (Arléa 1998).