La Cour suprême contre l’Etat juif : Pourquoi la question de la réforme judiciaire est-elle cruciale aujourd’hui

Un bref commentaire de Rachi sur la parashat Mishpatim que nous avons lue ce shabbat permet sans doute de répondre à la question cruciale qui oppose aujourd’hui partisans et adversaires de la réforme judiciaire en Israël. Cette dernière ne porte pas en effet, comme un examen trop rapide pourrait le faire croire, sur des problèmes techniques et juridiques au sens étroit, mais sur une problématique essentielle, qui est au cœur du Kulturkampf israélien depuis 1948 et encore avant même.

 

« Et voici les statuts que tu placeras devant eux… » Le « vav » par lequel commence la parashat Mishpatim renferme un des problèmes les plus brûlants qui divise la société israélienne aujourd’hui : celui du fondement du droit et par là même, du caractère – juif ou occidental – du système juridique israélien. Commentant ces mots qui introduisent la parashat Mishpatim, Rachi explique en effet que ce vav implique un ajout à ce qui précède, ce dont il déduit que le droit civil, tout comme les Dix Commandements lus précédemment, a été proclamé au Sinaï. « Et pourquoi les lois civiles font-elles immédiatement suite à celles relatives à l’autel ? Pour te dire que tu devras installer le Sanhédrin près du Sanctuaire… »

 

Ce qui veut dire, en d’autres termes, que le droit positif est d’origine transcendante, tout comme la morale, et que la Cour suprême d’Israël devrait siéger près du Temple reconstruit. Programme révolutionnaire ! Pour que l’Etat d’Israël devienne un Etat conforme à la vision des pères fondateurs du sionisme et aux prophéties, il faut donc qu’il abandonne définitivement le clivage occidental entre droit et justice, entre Tsedek et Mishpat, entre la justice idéale et la loi souvent inique. Le message fondamental du droit hébraïque, comme l’explique Rachi dans son commentaire lapidaire, est que la justice ne doit jamais perdre de vue son origine transcendante et sa vocation à dire ce qui est juste, et non pas seulement ce qui est « légal ». C’est précisément, selon le rav Avraham Weingort, ce qui fait toute l’originalité du droit hébraïque, qui est un des plus anciens systèmes juridiques au monde.

 

Les philosophes se sont interrogés depuis des siècles et des millénaires sur la nature du droit juste sans parvenir à une définition acceptable pour tous. Comme l’écrivait le juriste Paul Roubier, « Celui qui entreprend l’étude du droit ne peut manquer d’être frappé par la divergence énorme qui existe entre les jurisconsultes sur la définition, le fondement ou le but du droit. Sans doute, on s’applique à dire que l’objectif du droit est l’établissement d’un ordre social harmonieux et la solution des conflits entre les hommes. Mais dès qu’on dépasse cette proposition assez banale, des désaccords surgissent »[1]. Aux dires du rabbin Munk, commentant Roubier, ce « profond désaccord corrobore la thèse de la doctrine mosaïque, selon laquelle la justice et le droit ont leur fondement dans des sources transcendantes ».

 

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’explication lumineuse de Rachi : « installer le Sanhédrin près du Sanctuaire », cela signifie non seulement reconnaître l’origine transcendante (divine) du droit, mais aussi ne pas accepter la séparation occidentale du droit et de la justice, en reliant le juste et le bien, le droit civil et les lois relatives aux sacrifices. Telle est la vision juive de la justice, celle que le regretté professeur Baruk définissait par la notion sui generis du Tsedek, qui n’a d’équivalent dans aucune autre civilisation. Or la situation actuelle du droit dans l’Etat d’Israël est aux antipodes d’une telle conception.

 

La Cour suprême contre l’Etat juif

 

Pour s’en convaincre, il suffit de constater combien la Cour suprême – « joyau » de la démocratie israélienne selon ses défenseurs – a méconnu le trésor juridique, culturel et spirituel que constitue le droit hébraïque. Celui-ci est en effet réduit aujourd’hui, malgré les efforts de ses promoteurs depuis plusieurs décennies, à une véritable peau de chagrin. La Cour suprême s’est employée, depuis l’époque du juge Aharon Barak, à réduire encore la compétence des tribunaux rabbiniques, qui ne portait pourtant depuis 1948 que sur les questions de statut personnel[2].

 

Il y a là, de la part d’Aharon Barak et de ses successeurs, une preuve de mépris pour la tradition juridique et pour la tradition juive en général, qu’ils ignorent le plus souvent. Quand on lit sous la plume du juge Aharon Barak qu’il suffirait, pour rédiger une Constitution en bonne et due forme en Israël, de « recopier la Constitution de l’Afrique du Sud »[3], on comprend l’étendue du problème. Aux yeux de Barak, comme de beaucoup d’autres parmi ceux qui occupent les premiers rangs de l’appareil judiciaire israélien aujourd’hui, toute source d’inspiration est légitime… sauf la source hébraïque.

 

Dans une vidéo qui a fait le « buzz » il y a quelques semaines, on voit un rabbin du mouvement Chabad mettre les téfillin et faire réciter le Shema Israël au « grand-prêtre » de la Révolution constitutionnelle, Aharon Barak. Ces images ont ému bien des Israéliens, pourtant elles révèlent l’étendue de l’ignorance du judaïsme du juge Barak, qui ne connaît même pas les mots du Shema, la prière juive la plus importante, et qui reconnaît n’avoir jamais ouvert une page de Guemara… Au-delà de l’ignorance, cela atteste d’une forme de dédain total, de celui qui a prétendu ébranler le fragile statu quo instauré par David Ben Gourion en 1948, et remplacer l’Etat juif par un « Etat de tous ses citoyens ».

 

Cet aspect, qui pourrait paraître secondaire, touche en réalité au cœur de la polémique actuelle et explique à bien des égards la virulence du débat en Israël aujourd’hui. Au-delà de la réforme judiciaire et de ses aspects techniques, juridiques et institutionnels, c’est en effet une question bien plus fondamentale encore qui est aujourd’hui au cœur du débat, de manière apparente ou cachée : celle de la nature de l’Etat d’Israël, juif ou occidental. Ce débat n’oppose pas seulement les partisans et les adversaires de la réforme et de la Cour suprême, mais à un niveau bien plus profond, les partisans d’un Etat juif ancré dans la tradition millénaire et ceux d’un « Etat de tous ses citoyens », dans lequel le judaïsme ne serait qu’une affaire privée et un ornement dénué de toute signification.

 

C’est la raison pour laquelle la question du droit – et à travers celui-ci, celle des normes et des valeurs – revêtent une importance si grande. Cette question qui a longtemps été occultée ou remise aux calendes revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec une violence décuplée. L’Etat d’Israël se trouve sans doute à un carrefour et vit des heures critiques pour son avenir. Mais ce qui est en jeu n’est pas – comme le prétendent les médias israéliens mainstream avec une mauvaise foi qui confine à la désinformation – son caractère démocratique, qui n’est nullement remis en question par la réforme judiciaire, mais bien son caractère juif.

 

[1] Cité par Elie Munk, La voix de la Torah, L’Exode, p. 241, fondation Samuel et Odette Lévy 1983.

[2] Sur la place du droit hébraïque dans l’Etat d’Israël, voir Michaël Wygoda, “La place du droit juif dans l’Etat juif”, revue Pardès no.69, “Qu’est-ce qu’un Etat juif”?, éditions InPress 2023.

[3] In A. Bendor et Z. Segal, “Osséh ha-kovaim”, Entretiens avec A. Barak (hébreu), Kinneret Zamoura Bitan.

Avocat et écrivain. Traducteur de l’autobiographie de Jabotinsky en français. A publié plusieurs essais sur l’islam radical et sur Israël, parmi lesquels : Israël, le rêve inachevé (éditions Max Chaleil 2018), La trahison des clercs d’Israël (La Maison d’édition 2016), Le Sabre et le Coran, Tariq Ramadan et les frères musulmans à la conquête de l’Europe (éditions du Rocher 2008). Son dernier livre, Seuls dans l'Arche? Israël laboratoire du monde, vient de paraître.