Vu de loin, Israël a tout d’un pays performant, placé au plus haut dans l’invention des nouvelles technologies, sans chômage, une classe moyenne qui voyage sans cesse de par le monde, etc. Vu de près, des coulisses, de ce que l’on appelle désormais la « périphérie », le pays souffre, comme ce dossier le montre, d’un très réel problème de pauvreté qui impacte aussi la société.
Il y a derrière cet état de fait une longue histoire économique d’Israël passée par la pénurie originelle, le socialisme pionniériste des kibboutz, une très grave crise économique doublée d’une inflation galopante, une restauration de la prospérité économique grâce au libéralisme mis en œuvre par Benyamin Netanyahou, etc. Le modèle actuel de la « Start Up Nation » draine avec lui la crise qui frappe toutes les démocraties postmodernistes, vivant au rythme de la globalisation: la constitution d’un univers de laissés pour compte – justement la « périphérie » -, laissés sur le bas-côté de la route, loin des services, des centres de pouvoir, des communications alors que la nouvelle classe de pouvoir caracole dans les centres mondiaux de la planète. Cela se mesure de mille façons: l’impossibilité d’avoir certains soins dans la ville où l’on habite, les files d’attente se mesurant en mois pour accéder aux spécialistes, pas d’accès aux administrations, etc.
Ce partage donne naissance à une société duale qui menace la plupart du temps de se rompre surtout quand les nouvelles classes dirigeantes (économiquement mais sans assumer la charge du pouvoir politique) s’emploient à saper le fondement national de l’existence collective, de sorte que tout conflit est proche de la crise et reste finalement sans solution. C’est en Israël que la protestation des handicapés a inauguré l’occupation des routes et des carrefours que les Gilets jaunes ont réinventée par la suite en France. De nombreux « mouvements sociaux » se sont produits ces dernières années, le mouvement des « Tentes » qui protestait contre la difficulté de se loger dans les grandes villes, des mouvements de parents pour leurs enfants scolarisés, etc.
Quelque chose frappe, au fil de ces péripéties, des sortes de solution sont trouvées, ponctuelles, mais on ne voit aucun grand plan d’ensemble social sortir des dossiers du gouvernement. On se souvient certes que c’est le libéralisme économique qui a assuré au Likoud sa pérennité en ce sens qu’il a apporté la prospérité au pays, mais on ne voit poindre aucun plan social d’envergure, alors qu’il y a toutes les raisons pour en concevoir, au regard d’une population jeune en pleine croissance démographique.
On ne voit pas pour autant germer une telle réflexion dans les rangs de la « Gauche », dont les antécédents des années 1960 et 1970 ont été marqués par l’apparition de mouvements sociaux comme les Panthères noires. La Gauche était alors le parti des élites du système travailliste. Il y a un drame en Israël, la question sécuritaire d’un pays menacé toujours d’extermination a supplanté tous les autres problèmes, ce qui relègue les questions sociales au second plan. La critique sociale s’est aujourd’hui repliée dans des cercles postmodernistes et mondialistes qui s’intéressent plus aux problèmes lointains de la globalisation qu’aux problèmes nationaux. L’effacement du national s’accompagne de l’effacement du social. Quand on pense en catégories mondiales de l’avenir de la planète, des mouvements de migration, etc., les frontières d’un marché économique petitement nationales (et déjà secouées par la concurrence des pays dits émergents) s’estompent.
Au-delà de ces évolutions macrosociologiques, de fortes questions se posent eu égard à la nature de la société israélienne: quel est l’avenir de la alyia et de la klita? Une société sans un fort cadre socio-économique ne peut être une société d’immigration. Comment expliquer aussi que l’héritage de l’éthique économique propre au judaïsme ait disparu du souci des milieux religieux? Il n’y a pas que la charité qui y est exaltée. Il y avait un tout autre rapport à l’économie qui, dans les retrouvailles avec un marché économique national juif, aurait pu être l’occasion d’une avancée intellectuelle et idéologique tout à fait innovante. Aujourd’hui la Droite la plus pertinente regarde du côté d’un improbable conservatisme israélien, calqué sur celui des Etats-Unis mais on n’y décèle aucune perspective sociale. Sur ces enjeux, finalement, la vocation sioniste de l’Etat et l’épreuve du réel pour un judaïsme revenu à la vie, on ne peut se contenter d’accepter les fatalités de la globalisation. Le projet sioniste était avant tout un projet volontariste.