Comment classer la population dite « laïque » d’Israël, les « h’ilonim » dans le paysage social et politique d’Israël? Le problème est double. Tout d’abord la dénomination: qui est « laïque »? Quels sont les critères qui définissent cette « identité »? Quels sont les constituants structuraux, de cette population? Ensuite, le problème est de décider si cette population constitue un « secteur » (migzar) de la société globale ou le « degré zéro », universel, de toute la société israélienne comme si le cadre global, la société étaient laïques et ceux qui s’en distinguent ou s’y distinguent étaient à l’opposé des laïques: « les religieux ». Si les laïques constituaient, par contre, un « secteur » de la société israélienne, ils n’y seraient qu’un acteur particulariste parmi d’autres, se dissociant de la société, à l’instar en fait de tous les secteurs (y compris les religieux), jusqu’à avoir, comme les religieux, leur(s) parti(s) à la Knesset, défendant leurs intérêts sectoriels plus que l’intérêt national.
La nature du domaine public israélien
Cette question se pose concrètement aujourd’hui aux militants du laïcisme et il faut la mettre en perspective pour la comprendre. Aux débuts de l’Etat, en effet, le cadre de la société israélienne était la Mamlakhtioute, installée par Ben Gourion et le Parti travailliste. Comment traduire ce terme? Républicanisme? « Officialisme »? National? Gouvernemental? En tout cas, il désigne toutes les formes qui découlent d’une condition et d’une vie institutionnelles, officielles (et non sectaires). La Mamlakhtioute place l’Etat au centre du système social. « Etatisme » serait la bonne traduction. Ainsi Ben Gourion, dans la phase de construction de l’Etat, et plus précisément d’un Etat-nation, a cherché à instaurer une base consensuelle, réunissant toutes les parties du peuple israélien qui, avant la création de l’Etat, étaient organisées en mini sociétés disposant de capacités semi étatiques (jusqu’à des forces armées, des écoles, des systèmes médicaux). Le projet ben-gourionnien visa à éliminer les multiples centres de pouvoir pour asseoir la primauté de l’Etat. Cette politique allait de pair avec la création d’une culture nationale qui intégrerait les figures du sionisme et le projet de normalisation. Elle devait s’imposer à tous les immigrants.
En fait, hormis, le secteur du
kibboutz, support du pouvoir ben-gourionnien, ceux qui eurent à s’assimiler impérativement
à ce modèle furent les immigrants sépharades. Et ce fut un échec catastrophique
car cette culture déniait leur propre culture juive mais surtout s’avérait ethniquement marquée
par l’origine ashkénaze de ses concepts, cachée dans l’histoire et les formes
du sionisme. La Mamalkhtioute prouvait dans les faits qu’elle n’était ni
« universelle », ni « nationale », à moins que la population
sépharade ne soit en dehors de la nation, ce qui se produisit avec la dénomination
d' »ethnies de l’Orient » dont on l’affubla ce qui, dans la doctrine de
la nation, a un sens très clair, à savoir que cette population en est encore à
un stade pré-national, infra-politique, primaire. C’est ce qui entraina le
projet blessant d’une rééducation de cette masse de 600 000 personnes, appelée de
surcroît à être une majorité en Israël.
En un mot, la Mamlakhtioute échoua. L’idée était bonne, mais la
réalisation défaillante. Ben Gourion n’a pas su fonder une culture israélienne
et juive universelle. Et l’on n’y est toujours pas en 2019. L’histoire juive,
la culture juive restent un facteur de division.
L’avènement des secteurs
Entretemps, cependant, la société israélienne après le « renversement/ mahapakh » qui a vu la chute des Travailllistes au profit de ce qui devint le Likoud après la victoire de Menahem Begin en 1977, s’est beaucoup (quoique lentement et pas totalement) débureaucratisée. La société est devenue moins idéologique et là Israël est entré dans l’ère des « communautés » (et des « secteurs »/migzarim): les « Orientaux » (le qualificatif dont la gauche israélienne – Uri Avnery s’en attribua l’invention – a affublé les sépharades, ce dernier terme étant tiré de l’histoire et de la tradition juives[1]), « les religieux », « les LGBTQ+ », « les sionistes religieux », « les mitnahalim », les « Arabes », les « Druzes », etc. Israël est ainsi passé de la Mamlakhtioute centraliste et bureaucratique au multiculturalisme identitaire, social, et culturel.
Il faut cependant signaler un fait important: l’intelligentsia est restée celle de l’époque pré-Begin, de sorte que la culture « supérieure » (j’entends non populaire) est restée dans le « vieux monde », d’avant l’élection de Begin. Ce clivage s’est doublé ainsi d’un autre: entre « la gauche » et « la droite » qui sont devenues des catégories identitaires et culturelles, stigmates d’une division politique et constitutionnelle inquiétante qui montre la cassure de la société israélienne divisée dans ses fondements et ses valeurs ultimes. Le multiculturalisme va sous tous les cieux de pair avec la fracture identitaire de la société.
Qui sont les laïques?
Qui sont donc les « laïques » dans ces conditions? Car le gros de la population « multi-culturalisée » est ‘traditionnaliste », c’est à dire proche du judaïsme et de la synagogue – et donc à l’opposé de « la gauche » – mais au comportement quasi « laïque » et pourtant inassimilable aux « laïques » (et aux « ultra-orthodoxes qui ne prennent pas au sérieux sa religiosité).
Cette laïcité est par ailleurs vieillie et désuète dans le monde contemporain, et avant tout aux yeux de « la gauche » qui prône aujourd’hui le démantèlement de la nation et de l’Etat dans une perspective post-moderniste, post-sioniste, qui aurait rencontré l’opposition radicale de Ben Gourion.
Signalons également que le secteur ultra-orthodoxe est aussi désuet et en échec que la « laïcité »: incapable d’assurer la survie d’une population massive qui se met en retrait de l’Etat et de la contribution à la société sans une prise en otage du pouvoir politique que permet la représentation proportionnelle intégrale.
Les laïques se définiraient donc comme ceux qui, sur le plan de la culture, sont en dissidence avec le judaïsme et, sur le plan des faits, en opposition aux « religieux » quand ceux-ci exercent une coercition quelconque, quand ils émargent aux budgets de l’Etat sans contribuer à sa vie collective (pas de service militaire, pas de productivisme au nom de l’étude permanente, la délégitimation du sionisme), autant de traits qui les assimilent à une caste qui ne contribue à la vie politique de la nation que pour s’assurer de ses intérêts et même sans accepter le fondement sioniste de l’Etat[2]. La question de la coercition éventuelle, de la dispense de service militaire, le souci de la productivisation de cette population sont ainsi devenus des enjeux politiques très réels et somme toute légitimes (pour être honnête, il faudrait que les laïques s’en prennent aussi à la minorité arabe d’Israël, qui se considère politiquement comme une contre-société: ce qu’ils ne font pas, bien au contraire).
La question posée reste celle de l’identité des laïques dans ce cadre-là. Elle ne peut se réduire à une posture politique. Il faut distinguer à ce niveau entre le plan symbolique et le plan politique. Le premier retentit sur la culture nationale, le second ne doit pas sortir de l’arène politique. La culture laïque existe: elle est dispensée par le réseau de l’éducation « mamlakhti/étatique[3] » et la culture dominante qui de facto n’est pas autre chose que la culture « standard » du monde occidental. Cette culture est aussi partagée par les « traditionnalistes » qui ne sont pas « laïques » identitairement parlant, dans le sens israélien de ce terme.
La question qui se pose concrètement mais aussi programmatiquement est de savoir si « les laïques » constituent ou doivent se constituer en migzar, en secteur? C’est une question posée par les militants du laïcisme qui veulent défendre leurs droits et intérêts, en se constituant comme minorités de blocage du pouvoir exécutif à l’instar des partis ultra-orthodoxes[4], mais c’est aussi une question qui se pose en tant que telle. La Mamlakhtioute ayant cédé le pas au multiculturalisme, a cessé d’être la donne générale et devient la donne d’un « secteur » parmi les autres, une idéologie parmi d’autres et non plus la règle commune, en fonction de laquelle tous doivent se déterminer.
L’échec culturel israélien
Je terminerai sur l’échec d’Israël à se donner une culture commune qui intègrerait l’héritage de l’histoire juive et les acquis de la modernité. Le livre d’Amnon Rubinstein « L’histoire des Juifs laïques » rassemble sur sa couverture les photos des « héros » ou des « saints » de cette identité: Einstein, Kafka Freud, Ben Gourion, Simone Veil… Cette galerie pourrait tout aussi bien faire aussi partie de l’héritage des juifs « traditionnalistes ». J’ai conscience que je ne peux émettre un tel jugement qu’en vertu de mon origine française. La pensée juive française d’après-guerre témoigne culturellement de cette possibilité mais ce modèle est-il audible en Israël? En effet, la laïcité française, revue et corrigée par l’après-guerre (avec la mise en œuvre par l’Etat du concept de « laïcité ouverte »), est d’un genre totalement différent des fondements idéologiques très durs et radicaux du laïcisme qui s’était développé dans le Bund, ou dans le communisme et le socialisme d’Europe de l’est mais aussi dans la « normalisation » israélienne, des expériences totalement étrangères à celles de la population sépharade. Il est possible que son expérience historique avec la France l’ait aidée à aller dans le sens de l’expérience d’une laïcité intégrative, celle de la Troisième République qui réussit à intégrer dans l’identité nationale l’Ancien Régime et la religion dominante. Cette laïcité libérait de surcroît les Juifs de la relégation et de la ségrégation auxquelles ils étaient condamnés dans les pays islamiques d’Afrique du Nord avant que ceux-ci ne passent sous pouvoir colonial[5]. Il faut noter aussi qu’elle leur enjoignait de renoncer à leur spécificité collective quoique, hors métropole, comme ce fut le cas en Algérie, ils purent jouir naturellement de plus de liberté vis à vis du modèle centraliste.
En fait tout dépend, aujourd’hui, de la capacité intégrative de la laïcité israélienne qui a banni 28 siècles d’histoire juive de sa pensée comme de sa pratique. A l’heure où la modernité se décompose sous l’effet du postmodernisme, c’est tout son édifice qui est ébranlé dans ses bases mêmes. L’idée d’édifier un « secteur » séparé des laïques, désormais en tel cas un secteur « laïciste », est le signe de la défaite d’un projet de laïcité institutionnelle qui soit intégrative. On assiste plutôt à l’évolution vers une laïcité disruptive, c’est à dire qui provoque la rupture. Signalons qu’une laïcité intégrative (« intégrative » de quoi, sinon du judaïsme comme culture et de l’histoire juive) implique nécessairement la conception d’une laïcité « judaïque », c’est à dire aussi une reconstruction symbolique du judaïsme comme culture. A laquelle doivent consentir les ultra-orthodoxes pour la fréquenter.
Mais il n’y a toujours pas de new
deal pour une laïcité intégrative israélienne. Elle ne pourrait être mise en
œuvre sans un bouleversement constitutionnel qui supposerait une réforme
électorale (la fin de la représentation proportionnelle), une réforme
culturelle et éducative de grande ampleur, ce dont la société israélienne
actuelle n’est pas capable. C’est l’avenir d’Israël qui se jouera face à ce
défi.
[1] « Sépharade » s’inscrit dans l’histoire juive (avec « ashkénaze »), « orientaux » (un terme qui ne fut jamais usité dans le monde sépharade) les renvoie au monde arabe.
[2] Signalons que cette politique retentit en la justifiant sur la dissidence centrifuge du secteur arabe
[3] Mais il y a un « mamlakhti dati », un » étatique religieux », ce qui inscrit dans les structures le désaccord constitutionnel et naturalise l’échec du mamlakhti
[4] De ce point de vue, les deuxièmes élections de 2019 montrent cette évolution: Yesh Atid et Israel Beytenou jouant ce rôle en imposant au Likoud de choisir entre eux et les partis ultra-orthodoxes
[5] Il y étaient en fait déjà depuis des siècles sous l’empire des Turcs, les Ottomans