Si on définit l’alyah de France selon les critères de l’histoire israélienne, on pourrait parler de l’ancien Yichouv et du nouveau Yichouv. Comme le peuplement juif d’Israël tel qu’il était au début du sionisme, puis dans les décennies qui ont conduit à la création de l’Etat, on peut voir dans l’immigration française deux époques et deux mondes différents.
Israël compte aujourd’hui environ 120.000 citoyens d’origine française, arrivés dans le pays, dont quelque 40.000 au cours des quinze dernières années.
Il ne faut pas confondre les Juifs qui sont montés en Israël depuis l’Afrique du Nord – même alors que la région faisait encore partie de l’empire colonial français – avec ceux qui ont immigré depuis la France métropolitaine, et dont les Juifs d’Algérie étaient des citoyens. Bien qu’ils aient en commun un rattachement à la France, ils forment deux catégories différentes. La première, celle des Juifs du Maroc et de Tunisie, est devenue pour les Israéliens celle des « Marocains », souvent élargie aux « Orientaux », et n’entre pas dans ce dossier. C’est en tout cas la plus visible pour la société israélienne et le plus important apport de population francophone à ce jour – environ 250.000 personnes entre 1948 et 1971 – pour l’Etat d’Israël.
Parallèlement, des Français juifs ont immigré en Israël avant et depuis la création de l’Etat, mais dans des proportions considérablement inférieures. Longtemps l’alyah de France ne dépassait pas quelques centaines d’individus par an. Elle n’a commencé à frôler le millier d’entrées annuelles qu’à partir des années 60. Et c’est après la guerre des Six Jours que les immigrants de France sont arrivés en plus grand nombre. Entre 1968 et 1972, environ 20.000 Juifs sont arrivés de France. L’année 1969, avec 5.292 immigrants, a longtemps conservé le record de l’alyah française.
C’est au cours des quinze dernières années que l’on a enregistré la plus forte poussée d’alyah de France depuis la fin des années 60. Mais c’est en grande partie le pic de 2015 avec 6.628 arrivants, qui a donné l’impression que l’immigration française changeait de phase. En réalité, elle s’est rapidement stabilisée autour de 2.400 nouveaux immigrants par an. C’est pourtant l’arrivée des Juifs français depuis le milieu des années 2000 qui marque un tournant dans la composition de la communauté francophone israélienne.
Le premier Yichouv
Si l’alyah de France n’a jamais été une alyah de masse, elle a été portée par des personnalités telles que Robert Gamzon, le fondateur des Eclaireurs Israélites de France, venu dès l’indépendance à la tête d’un « garin » de 50 scouts. Dans les années qui ont suivi, Claude Vigée ou André Chouraqui sont au nombre des figures de premier plan à s’établir en Israël.
Mais c’est véritablement avec la Guerre des Six Jours, que la conscience de l’existence de l’Etat d’Israël s’est imposée aux Juifs français, quand le nouvel Etat a été menacé d’anéantissement. C’est à ce moment que les intellectuels juifs décident de monter en Israël. Eliane Amado Lévy-Valensi, André Neher, Renée Neher et Léon Askénazi seront les locomotives qui entraineront à leur suite d’autres figures du judaïsme français, mais aussi des milliers d’olim. C’est avec eux aussi que l’essentiel de l’Ecole juive de Paris s’est déplacée à Jérusalem.
Cette alyah du « premier Yichouv » que l’on peut faire durer jusqu’à la fin des années 80, a pour caractéristique de vivre un sionisme « dans les règles ». Le premier objectif est l’intégration et l’apprentissage de l’hébreu. Il faut trouver sa place dans la société israélienne. La culture française pourra être conservée, mais seulement pour la sphère privée, un peu comme les Français juifs étaient citoyens dans l’espace public et juifs à la maison.
Du deuxième Yichouv aux « Tsarfokayim »
Depuis la fin des années 90 et surtout le début des années 2000, l’alyah de France s’est modifiée. A l’image de la composition de la communauté juive française, elle est formée de groupes socio-économiques différents, mais aussi de niveaux de religiosité différents. De même que les motivations de l’immigration en Israël ont évolué. La rémanence de l’émotion de 1967 a muté en une sorte d’idéalisation d’Israël qui a marqué la diaspora, mais qui modifie aussi la nature du lien à Israël chez les nouveaux arrivants. Souvent, la perception de la réalité israélienne est altérée par une attente à laquelle le pays ne répond pas forcément.
De plus, l’évolution technologique influe sur le comportement des olim, qui, contrairement à leurs ainés, ne sont plus coupés de leur pays, ni de leur culture d’origine. Les chaines de télévision câblées, puis l’essor d’internet ont permis aux olim de rester connectés à la France sur tous les plans, culturel, familial et même professionnel.
Parallèlement, en Israël même s’est développé un tissu social francophone inédit, mais aussi concomitant au processus « d’ethnicisation » de la société israélienne. La presse francophone, les multiples associations, l’abondance de pages Facebook de communautés francophones, locales, thématiques ou ponctuelles, tout contribue à former une véritable bulle francophone en Israël, même si l’objectif déclaré est d’aider à s’intégrer.
Les associations couvrent d’ailleurs un très large éventail d’activités et de structures. Les institutions mentionnées ci-après ne sont que des exemples et ne prétendent pas être une liste exhaustive. Il peut s’agir d’antennes israéliennes d’organisations internationales, telles que le Bnai Brith, qui dispose de deux loges francophones en Israël, l’une à Jérusalem et l’autre à Tel Aviv. L’Alliance Israélite Universelle – Kol Israël Haverim (ou KIAH) a évidemment une place à part, étant donné sa très longue histoire dans l’éducation des enfants juifs depuis la fin du XIXe siècle. A Holon, elle a établi le collège-lycée franco-israélien Mikvé Israël, dont l’une des particularités est de dispenser un programme d’enseignement homologué par les ministères de l’Education de France et d’Israël.
Des institutions françaises ont également une structure juridique en Israël pour faciliter leurs actions locales ou servir d’interface entre les autorités israéliennes et la communauté juive de France. C’est le cas par exemple du Fonds Social Juif Unifié.
Les associations de droit israélien fondées par des olim sont de loin les plus nombreuses. Elles peuvent avoir un caractère social d’aide aux olim de France pour leur intégration, comme l’association ADIR, ou encore pour le soutien scolaire comme l’association VIF, qui s’adresse aux lycéens, ou Lev Leimaot, qui vient en aide aux familles d’olim de France en difficulté. Il peut également y avoir des organismes qui combinent différents types d’activités, à caractère culturel, mais qui peuvent s’engager dans des projets de bienfaisance ou de solidarité, destinés aux olim comme à l’ensemble des Israéliens en situation précaire. C’est ce que pratiquent aussi de nombreuses organisations locales, telles que l’Espace Francophone d’Ashdod. D’autres ont un public ciblé comme les étudiants, c’est le cas du CNEF.
Qualita, conçue comme une organisation-mère, avec ses actions propres, ses relations avec les autres associations thématiques et avec les pouvoirs publics israéliens, a succédé à l’UNIFAN, comme organisme francophone de référence pour la société israélienne.
Il existe également des initiatives de type philanthropique ou de mécénat, telle que la fondation Ademas Charity, qui participent au budget d’associations francophones, financent des projets spécifiques, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’intégration des jeunes, de la culture ou du social [Ademas participe également au soutien de Menora.info, via son association sœur Dialogia, NDLR].
Enfin, il faut encore mentionner les institutions françaises pour les Français de l’étranger, telles que l’ADFI ou l’UFI. Sans oublier le rôle de l’Institut Français comme relais culturel de la France, qui s’adresse aux olim, mais aussi plus largement à un public francophone ou francophile en Israël.
Les nouveaux immigrants de France ont aujourd’hui à leur disposition presque tous les outils nécessaires pour un fonctionnement en parallèle du reste de la société. Même les synagogues se reconstituent parfois à l’identique, quand une communauté se reforme en Israël autour de son rabbin venu de France.
En abolissant le barrage de la langue, les olim peuvent fonctionner à l’intérieur de la société israélienne, mais ils prennent aussi le risque de retarder l’apprentissage de l’hébreu, indispensable à l’intégration. Déjà, en 2018, avec « Entre laïcs et religieux, les olim de France », Menora.info avait consacré un dossier aux défis que représente l’alyah pour les immigrants français, en ce qu’elle doit être collective et solidaire et trouver le point d’équilibre entre son identité et celle de la société israélienne.
C’est avec la recrudescence de la haine antijuive en France, que les Israéliens ont commencé à « voir » la communauté des olim, à partir de l’attentat de Toulouse de 2012, puis des attentats de 2015 et en particulier de l’Hyper-Cacher. Quand plus de 6.000 Français juifs sont arrivés pour la seule année 2015, leur présence est devenue un phénomène de société.
Mais comme souvent quand les Israéliens prennent conscience d’un nouveau groupe de population en leur sein, la rencontre ne se fait pas dans les meilleures conditions. Une série documentaire diffusée par la chaine de télévision publique Kan en 2017, intitulée « Hatsarfokayim« , entreprend de faire découvrir ces nouveaux immigrants aux téléspectateurs. Le titre choisi par le réalisateur Ron Kahlili, est un mot-valise combinant « Tsarfatim », (Français) et « Marokayim » (Marocains). Ces « Franmarocains », sont évidemment une appellation péjorative, qui circule dans le public israélien pour désigner ces olim, considérés comme une mutation des « Marocains » immigrés dans les années 50. Comme si leur identité française était effacée, ils sont perçus comme les descendants directs de ces premiers olim d’Afrique du Nord, et affublés de tous les stéréotypes qui visaient leurs prédécesseurs. Dans l’esprit des Israéliens, ces nouveaux immigrants, majoritairement séfarades, sont aussi confondus avec les touristes français qui viennent passer l’été chez eux, qu’ils séjournent dans les hôtels de la côte ou occupent les appartements luxueux qu’ils ont achetés à Tel Aviv. Une vision très éloignée de la réalité, mais qui leur colle à la peau.
Le sondage de Dialogia
Un sondage[1] inédit publié fin 2016 par l’association Dialogia avait pour objectif de décrire et mesurer l’image des nouveaux immigrants de France auprès des Israéliens vétérans. Dans son commentaire, Shmuel Trigano constate que ces olim sont un « profil inclassable aux yeux de la société israélienne », car « population non encore inscrite dans la conception que les Israéliens se font de leur propre société ». Les premiers qualificatifs qui définissent pour les Israéliens les olim de France sont : barbares, gueulards et culottés (22%). Ils les considèrent également comme majoritairement non hébraïsants (22%) et donc coupés du reste de la société. Ils les tiennent aussi pour partiellement responsables de la crise du logement, car ils font monter les prix de l’immobilier. Les Israéliens interrogés considèrent en outre que la récente vague d’alyah de France est principalement motivée par la recrudescence de l’antisémitisme, plus que par le sionisme. Les olim de France sont également perçus comme majoritairement de droite, religieux et riches. Sans pour autant que le profil qui se dessine soit réellement bien défini. En effet, les personnes interrogées sont plus d’un quart à ne pas savoir dans quelle catégorie les placer. Beaucoup d’Israéliens ignorent donc encore qui sont réellement leurs nouveaux concitoyens. Voir commentaire du sondage sur le site de Dialogia.
[1] L’Institut de sondage Rushinek a effectué les 23 et le 24 novembre 2016, un sondage d’opinion auprès d’un panel représentatif de 517 personnes, âgées de 18 à 65 ans, installées en Israël depuis au moins dix ans. https://dialogia.co.il/wp-content/uploads/2016/12/Sondage-Dialogia-Commentaire-long.pdf