Qu’est-ce que le vivre-ensemble ? S’agit-il d’un concept politique, sociologique ou philosophique ? Pourquoi l’article défini s’impose-t-il comme construction récurrente ? À côté des connotations positives de ce mot composé, il ne semble pas évident de savoir à quoi il se rapporte et il paraît éviter de nommer, justement, l’identité de ceux qui sont censés — voire sommés de — vivre ensemble.
Né timidement dans les années 1990, le vivre ensemble voit son usage monter en flèche au début des années 2000 comme le montre nettement les statistiques de Ngram Viewer. Il faudrait affiner cette description par une recherche lexicographique précise permettant d’identifier les lieux d’émergence textuels et les pratiques institutionnelles ayant contribué à la banalisation de ce syntagme au début des années 2000. Il provient assurément des milieux politiques, sans doute influencés par une vulgate philosophique issue de Paul Ricœur[1].
Malgré cette hauteur philosophique dont la généralité ne décrit pas de rapports sociaux précis, le terme est pourtant sollicité pour évoquer, si ce n’est invoquer, une cohabitation harmonieuse dont on ne sait précisément si elle s’applique à des individus ou à des communautés. On trouve en effet des emplois qui vont du trivial (« la fête des voisins se veut une initiative propre à favoriser le vivre-ensemble ») au juridique (« les règles du vivre-ensemble »)[2] mais touchent aussi au politique, dans des appels au « renforcement des liens humains et du vivre-ensemble »[3]. On pourrait, en somme, résumer vivre-ensemble à l’idée d’une vie sociale envisagée comme harmonie dans la différence, le conflit ou les difficultés.
Cette banalisation du terme pour évoquer, tout simplement, la vie en groupe, notamment au sein d’une communauté professionnelle, masque cependant des emplois beaucoup plus insidieux, assortis notamment d’une forme d’obligation. La dimension politique de cette notion apparaît ainsi clairement comme une sorte d’appel au calme irénique dans les questions concernant l’islam et la laïcité. De tels emplois suggérant une forme d’apaisement interculturel en font quasiment une forme d’euphémisme où vivre-ensemble se rapproche de « multiculturalisme » ou « inclusivité » dont il est susceptible de devenir une sorte de synonyme.
On découvre ainsi, dans l’usage le plus courant, que le vivre-ensemble est, avant tout, « une posture intellectuelle, politique et sociétale qui prône la tolérance, l’antiracisme et l’anti-discrimination »[4]. Il existe donc bien dans ce terme une proposition sociale lourde de non-dits idéologiques et qui construit par son orientation connotative l’impossibilité de son rejet. Par ses implications consensuelles et son abstraction, le concept s’impose comme une obligation dénuée de description sociale concrète.
- Sous-détermination et effet de consensus
Stylistiquement, cette formule est marquée par deux caractéristiques : l’abstraction et les connotations positives exaltant les notions de vie et de partage. Cela n’est pas sans effets idéologiques. D’une part, ce genre de nominalisation abstraite, propre au style philosophique, impose une certaine hauteur de vue, ce qui possède un effet d’autorité.
Sur le plan conceptuel, cela entraîne aussi des conséquences : au lieu du verbe, la nominalisation implique une forme d’abstraction qui efface les circonstances qui auraient été marquées par une forme verbale. En effet, ce qu’on appellerait en grammaire la désactualisation du procès supprime l’existence d’un sujet, d’un temps, de compléments. Si l’on avait une construction verbale, il faudrait bien dire qui vit avec qui. Et une forme verbale conjuguée indiquerait s’il s’agit d’un présent, d’un futur, d’un déroulement, etc. ou bien, avec une modalisation, s’il s’agit de devoir vivre ensemble.
À cet égard, vivre ensemble n’est pas loin d’avoir un statut métaphorique. Que désigne en effet « ensemble » ? Cela ne peut signifier « sous le même toit », mais alors cela peut-il signifier « dans le même quartier », « la même ville », « le même pays » ? Bref, s’agit-il d’un espace matériel ou bien d’une spatialité métaphorique qui désignerait des valeurs communes ? On ne comprend pas alors en quoi le mot se distinguerait, sur le plan politique, de « République », de « Nation » ou de « Loi ».
Ce flou déréalisant comporte une part d’euphémisme. Dans cette formule, vivre ensemble suppose de vivre en bonne entente. De fait, vivre-ensemble se distingue de cohabitation. La différence est flagrante : là où cohabitation implique une dimension spatiale indifférente à la nature des interactions, vivre-ensemble implique une nécessaire harmonie. Il s’agit bien d’une proposition sociale et non d’un outil descriptif. L’effet de sens qui domine dans ce terme, ce sont ses connotations positives : ensemble implique l’évocation d’une convivialité. Cela n’est cependant pas dit, ni sur quelles bases, ni à partir de quelles différences. La déréalisation philosophique escamote ainsi les situations sociales concrètes.
Si vivre-ensemble présuppose des différences que « l’ensembléité » ne viendrait pas effacer, c’est que ces différences posent tout de même la question de la compatibilité… Il y aurait donc des différences à rendre harmonieuses ? Or, le syntagme vivre-ensemble masque cette problématique pour ne proposer qu’une mise en commun en apparence spontanée. Ce terme trahit ainsi un effacement de la réalité sociale pour la remplacer par un vœu pieux et signe le remplacement du social par l’incantation morale.
La banalisation du terme contribue à son effet de consensus. Cela repose sur l’indétermination référentielle de ce que désigne le terme : seule en subsiste l’axiologie positive. Le terme devient ainsi chargé de positivité, impossible à réfuter puisqu’il ne décrit rien de précis et tend alors à exercer une forme insidieuse d’obligation : personne ne peut être « contre » le vivre-ensemble.
C’est là le modèle même des termes impliquant un positionnement éthique socialement valorisé. On voit par exemple comment racisme, antisémitisme, laïcité, universalisme, etc. sont des termes sous-déterminés au niveau désignatif, mais qui exigent d’être maniés en fonction de leur axiologie (racisme = négatif ; antisémitisme = négatif ; laïcité = positif ; universalisme = positif, etc.). Au sein de communautés idéologiques spécifiques, ces termes pourront cependant prendre une autre valeur. On sait que, pour l’extrême-gauche actuelle, le mot laïcité est susceptible de porter des connotations antagonistes et de devenir un synonyme de « anti-musulman ». Il se charge alors d’une codification le reléguant dans la négativité et comme indice d’une appartenance au camp de « l’extrême-droite ». Les manipulations rhétoriques de la consensualité connotative participent alors à la confusion conceptuelle.
- Irénisme et hypocrisie politique
La déréalisation philosophique masque notamment le véritable objet du concept de vivre-ensemble. Au lieu de décrire la fragmentation sociologique résultant des migrations des dernières décennies et d’une démographie dont la composition engendre justement la question de la division culturelle, la notion de vivre-ensemble remplace le constat d’un fractionnement social par l’idée que le vivre-ensemble serait une sorte de norme naturelle, ou en tout cas souhaitable, ce qui élude la question des volontés et des comportements sociaux réels. La loi sur le séparatisme est en quelque sorte le contrepoint négatif du vivre-ensemble envisagé comme normalité. Il est d’ailleurs significatif que cette loi s’intitule « Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République » : elle est bien le rappel d’une normalité mise à mal par la réalité sociale.
De fait, l’hostilité et la mise en cause des valeurs laïques et républicaines, par les discours et les pratiques, le prosélytisme islamique, les attentats terroristes constituent une réalité sociale qui met à mal l’appel au vivre-ensemble. Les migrations intérieures où les populations juives et chrétiennes quittent certaines zones à dominante musulmane sont une manifestation de ce qui constitue bien davantage un antagonisme qu’une convivialité. Quid du vivre-ensemble quand de telles données démographiques signalent justement un renforcement des regroupements claniques, religieux, culturels et linguistiques ?[5]
L’effet narratif d’une telle formule est multiple. Il évoque à la fois un idéal à atteindre et une réminiscence d’un âge qui aurait précédé les conflictualités contemporaines. Pourtant, le modèle historique du vivre-ensemble dans les théocraties musulmanes n’est pas rassurant : les Chrétiens et les Juifs qui vivaient dans les territoires du Maghreb et du Proche-Orient en ont tous été chassés après avoir vécu dans la dhimmitude, condition d’injustice institutionnalisée et de menace pogromique permanente. Le mythe d’Al-Andalous comme modèle falsifié, l’idée d’une République pacifiée qu’il suffirait de libérer des « discours extrémistes » remplacent alors le réel social et les confrontations, ethniques, religieuses qui existent bel et bien quand on fait cohabiter des populations dissemblables et, a fortiori, adversaires. De quel vivre-ensemble parle-t-on quand on imagine des relations conviviales entre Turcs et Arméniens se retrouvant dans la même ville ?
La notion de vivre-ensemble devient alors volontiers le masque de l’entrisme islamique. Quand Le courrier de l’Atlas fait un dossier sur le sujet en présentant Edwy Plenel comme « figure emblématique du vivre ensemble », le point de vue implicite est celui du militantisme pour la promotion de l’islam dans l’espace public. Le concept angélique, irénique, apolitique du vivre-ensemble, parce qu’il ne dit rien de la composition sociologique, religieuse, culturelle ou philosophique de cette « ensembléité », prétend s’élever au-dessus de la mêlée sociale. Il est ainsi le paravent d’une perspective où la communauté sociale est justement remise en cause par les exigences de l’islam politique.
Ainsi, quand Mohammed Al-Issa, président de la Ligue Islamique Mondiale et ministre de la justice saoudien, fustige les caricatures publiées par Charlie Hebdo comme « une nouvelle humiliation à l’égard des un milliard huit cent mille croyants, et un geste inapproprié, comme est inappropriée toute incitation à la haine et tout ostracisme à l’égard des cultures et des religions quelles qu’elles soient », c’est en s’abritant sous le parapluie du vivre ensemble :
« Mais que ceux qui nous méprisent, cherchent à nous provoquer, ou nous agressent, sachent que les musulmans que nous sommes sont au-dessus de cela. La médisance ne mérite ni notre attention, ni notre colère. Au contraire, leur haine ne peut que nous renforcer dans notre foi, dans l’amour du pays qui est, pour chacun de nous, le nôtre, comme la France pour les musulmans français. Des musulmans français qui sont profondément attachés aux valeurs de la République, au vivre ensemble et à la solidarité. Jamais ces tentatives n’affecteront l’amour des musulmans pour leur pays ni l’harmonie avec leurs concitoyens. Au mensonge, à la calomnie, à la propagande, à la volonté de nous discréditer à l’égard de l’opinion publique, nous répondrons par la sagesse, la raison, et une indéfectible bienveillance. »
Le retournement victimaire est saisissant : c’est l’islam qui serait garant, par sa « bienveillance », d’un vivre ensemble mis à mal par Charlie Hebdo. Il s’agit bien de considérer que la critique de l’islam nuit au vivre-ensemble et que les conséquences, dont le terrorisme, doivent être imputées non à leurs acteurs réels mais à ceux qui les auraient provoquées. Le vivre-ensemble islamique est donc un vivre-ensemble conditionnel, qui prend la forme à peine voilée d’une menace de rupture de la bienveillance.
À cet égard, la notion de vivre-ensemble efface les problématiques politiques et culturelles essentielles qui sont en réalité convoquées par une situation sociale particulière : l’irruption de populations provenant d’un champ culturel et religieux étranger à l’histoire de la nation. La convocation du Grand Sanhédrin par Napoléon 1er en 1807 et la loi sur la séparation de l’Église et de l’État de 1905 étaient venues préciser les conditions de la vie sociale dans le cadre des mutations politiques de la Nation. Or, la France est aujourd’hui confrontée à un conflit ethno-culturel larvé, manifesté par les attaques terroristes, les agressions contre les symboles de l’état, dont la récurrence installe justement pour corollaire une forme de soumission à un vivre-ensemble problématique, euphémisme des changements d’équilibres démographiques qui rendent soudain concevable le basculement de certains territoires dans une forme de concordat sauvage où la population musulmane impose sa majorité de fait dans l’espace public.
On trouve dans cette notion de vivre ensemble une morale politique paradoxale qui élude la question des différences et des divergences sociales tout en étant bien forcée de les évoquer en creux. C’est ce qui est suggéré par « ensemble » dont l’échec éventuel aboutit au séparatisme et à l’ethno-différentialisme.
Cette notion appartient à la catégorie politique de l’irénisme programmatique et non de l’analyse. On y lit la bien-pensance à quelques indices décisifs : il n’existe pas d’antonyme, de graduation et l’axiologie résolument positive de ce lexème se combine à une abstraction déliée de la description sociale. On perçoit dans l’absence de contraire au vivre-ensemble que cette notion comporte un commandement latent. Le vivre ensemble est bien alors une obligation, morale (il serait mal vu de refuser cette obligation) et pragmatique (comment, concrètement, s’y soustraire ?). Euphémisme à la fois bien-pensant et comminatoire, article de foi devenu mantra politique (ou l’inverse), ce mot composé sert, par son axiologie, à un forçage politique. Refuser le vivre-ensemble, ou simplement en constater les difficultés, reviendrait à s’exclure de la bonne morale politique.
- Un forçage idéologique
La circulation massive de telles formules, sous la forme banalisée de l’évidence molle, contribue à leur puissance doxique. Par leur axiologie positive, elles anticipent la contradiction : remettre en cause la pertinence du mot revient à remettre en cause le concept et vous transforme en opposant. C’est bien ainsi que fonctionnent les mots « racisme », « féminisme », etc. dont les axiologies, positives ou négatives, ferment les débats en les construisant sur le socle de la stricte binarité morale. La fabrique du consensus se fonde ainsi sur le recours à des formules présentées comme des valeurs. Leur force axiomatique n’a plus alors qu’à s’appliquer sans pouvoir être contredite.
La circulation des formules idéologiques, dont les connotations sont subtilement décalées en fonction des a priori idéologiques de chaque locuteur et des circonstances d’énonciation, contribue à leur obscurcissement. Le brandissement de ces notions participe de leur sloganisation et de leur perte de sens. Il n’en subsiste qu’une doxa politique en sourdine qui, par la bien-pensance qu’elle implique, masque les réalités sociales tout en constituant une recommandation moralement et idéologiquement contraignante. Si le terme vivre-ensemble était un concept descriptif, il pourrait avoir le sens de « observation de la cohabitation entre groupes de populations différentes ». Or, il semble n’être que la proclamation d’une bonne intention et, de manière détournée, l’instrument d’une promotion tendant à faire accepter une « diversité » pourtant ressentie par les populations comme problématique en la présentant sous l’apparence d’une convivialité.
L’irénisme principiel de cette formule tend à faire croire que le vivre-ensemble est un état de départ et que la conflictualité nait d’une sorte de mauvaise volonté à accepter le fait de la différence. Cela construit donc une accusation morale à l’encontre des populations qui subissent la cohabitation forcée. L’idéal social incarné par la formule du vivre ensemble sacrifie les anciens concepts d’intégration et d’assimilation comme s’ils n’étaient plus de mise et qu’il fallait y substituer une cohabitation obligatoire, présentée comme chaleureuse et cordiale, mais au détriment de la reconnaissance des difficultés sociales réelles.
Conclusions
Le forçage lexical dont vivre-ensemble montre comment le social, se construit parfois par l’idéologie et non par l’inclination naturelle des interactions humaines. Mais la résistance est aussi un fait social : les migrations intérieures et les recompositions, géographiques autant que démographiques, sont l’expression de positionnements politiques auxquels le jeu démocratique ne permet pas toujours de s’exprimer visiblement. Le sens se lit dans les mots comme dans le mouvement de hommes et, in fine, nul n’est dupe des slogans qui prétendent apaiser les tensions alors qu’ils ne font qu’éviter de les nommer. Car la langue de bois possède des marqueurs stylistiques et idéologiques qui la condamnent à être ressentie comme une prescription, augmentant ainsi les confusions conceptuelles et suscitant des irritations face à ces injonctions masquées.
[1] On trouve l’expression chez Ricœur, mais dans un sens assez différent qui ne décrit pas la diversité sociale mais l’anonymat institutionnel et même juridique (« la structure du vivre-ensemble d’une communauté historique – peuple, nation, région, etc. –, structure irréductible aux relations interpersonnelles », Gaté, Jean-Marc. « Entretien avec Paul Ricœur », Le Philosophoire, vol. 15, no. 3, 2001, pp. 9-21).
[2] On trouve par exemple des mentions au Journal Officiel : « développer une culture de collaboration et de vivre-ensemble des collaborateurs contribuant à la qualité de vie au travail et, ainsi, au développement » dans un accord relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail (2019)
[3] Déclaration politique du groupe « Écologie Démocratie Solidarité »
[4] In « Vincent Geisser défend le « faire ensemble » », Le courrier de l’Atlas consacré au « vivre ensemble » (« Vivre ensemble : un modèle politique en panne », n° 212, 23 janvier 2018, p. 28).
[5] On pourra lire, à ce sujet, le dernier ouvrage de Michèle Tribalat, Immigration, idéologie et souci de la vérité, 2022, L’observatoire.