Jamais encore en Israël, une campagne électorale n’avait donné une telle impression de confusion. Plus que les enjeux politiques, c’est la masse d’informations et de vecteurs de diffusion qui désorientent les électeurs, jusqu’à les approcher du point de saturation.
Qu’il s’agisse du contenu, des acteurs, des forums ou des outils, rien dans cette campagne pour l’élection de la 21e Knesset ne ressemble aux précédentes. La communication politique traditionnelle a fait place à un kaléidoscope de messages contradictoires ou ambivalents, rassembleurs ou ciblés, qui font plus songer à une guerre psychologique qu’à un échange d’idées. Les effigies des candidats affichés sur les panneaux publicitaires, les tracts distribués au coin de la rue ou jetés dans les boites aux lettres ont déménagé vers les écrans des téléphones et des ordinateurs. Le spectre de l’ingérence cybernétique d’une puissance étrangère vient compléter le tableau d’un scrutin où les électeurs déboussolés, ne savent plus à quel saint médiatique se vouer. Et les partis eux-mêmes semblent dépassés par une campagne où leur discours doit passer par les fourches caudines des algorithmes pour optimiser leur efficacité, parfois au détriment de leur cohérence.
Votez pour nous, vote pour moi : la communication électorale entre simplisme des slogans et message personnalisé
Le discours politique a toujours dû s’adapter aux modes de diffusion disponibles. Avec le développement exponentiel des technologies de communication, les partis sont à la fois enthousiasmés par leurs potentialités et déroutés par leurs implications. Lors des élections législatives israéliennes de 2015, les réseaux sociaux étaient apparus comme le nouvel Eldorado de la propagande électorale. On pouvait enfin atteindre l’électeur partout et à tout moment dans ce nouvel univers, qui échappait à toute réglementation. Sans trop de sophistication, l’essentiel était d’utiliser le média disponible pour faire passer un message, en l’adaptant au format plus qu’au destinataire. En moins de cinq ans, l’analyse des données s’est considérablement affinée. La publicité ciblée adaptée au comportement de l’utilisateur est en passe de devenir une science exacte.
Le ciblage s’effectue par segmentation des internautes en fonction de leur sexe, leur âge, leur lieu de résidence, mais aussi, autant que possible, de leur tendance politique. Elle est obtenue au moyen des traces laissées par la navigation de l’usager, en fonction des sites qu’il visite, des commentaires ou des « Like » (J’aime) qu’il poste sur les réseaux. Technique déjà maitrisée par les annonceurs pour la publicité commerciale ciblée, elle est désormais au cœur de la communication politique.
Chaque parti et à l’intérieur, chaque candidat, a ses cibles de prédilection et son terrain de chasse. Les partis centristes restent principalement concentrés sur le public qui s’intéresse à eux via leurs différentes plateformes et applications, comme en témoigne le traçage de leur navigation, ou qui partagent des posts Facebook à thématiques spécifiques, comme par exemple Tsahal. A gauche, le parti Travailliste courtise aussi les électeurs centristes en s’adressant à ceux qui relaient des messages politiques des candidats de la liste Bleu et Blanc, dans l’espoir de récupérer leurs anciens votants de centre-gauche. A droite, le nouveau parti de Naftali Bennett, la Nouvelle Droite, vise en priorité l’électorat conservateur et chaque candidat s’adresse aussi aux supporters de ses colistiers, pour créer une dynamique de groupe. C’est Benyamin Netanyahou qui a probablement la technique de communication la plus aboutie et la plus large, n’hésitant pas à s’adresser aussi aux internautes qui ont aimé ou partagé des pages de candidats du centre, du parti Travailliste ou même du Meretz. Le patron du Likoud a en effet deux objectifs : éviter l’hémorragie de son électorat vers le centre, ce qui ferait exploser le bloc de droite, mais aussi faire en sorte que l’utilisation des poursuites judiciaires qui le visent soit écartée du débat, ou au moins présentée comme une manœuvre illégitime de ses adversaires pour le faire tomber.
Une sociologue de l’Open University, spécialisée dans l’étude des nouveaux médias, Anat Ben-David a récemment créé le compte Twitter Meturgatim (« Ciblés »), où elle appelle les internautes à poster les captures d’écran des annonces politiques qu’ils reçoivent ou consultent en en indiquant la cible. Cet outil de veille participatif permet de suivre les mouvements des différents acteurs politiques, grâce à l’utilisation de la fonction « pourquoi je vois cette annonce » qui précise quel public elle vise : tranche d’âge, pays de résidence, langue parlée, lieu de connexion, etc. L’outil qu’elle a développé s’inspire d’ailleurs des techniques des communicants en publicité ciblée, mais en les mettant à la disposition du public, afin de développer la transparence.
Vieilles recettes, nouveaux cuisiniers
Sur le fond, il n’y a rien de vraiment nouveau. Cela fait des décennies que les politiques s’entourent de professionnels pour optimiser leur campagne et appliquer les techniques de la publicité commerciale à la communication politique. En Israël comme ailleurs, la pratique est courante. Sauf que les publicitaires ont cédé la place aux conseillers stratégiques, qui eux-mêmes approchent leurs limites. Car il ne s’agit plus seulement de délivrer un discours qui rende le candidat le plus attractif possible. Il faut adapter en permanence ce discours à la vitesse de diffusion des messages et des commentaires sur les réseaux sociaux. Un travail qui exige d’énormes ressources qui mobilisent des équipes entières, pratiquement 24 heures sur 24. Le tout pour un budget limité par les règles de financement des campagnes électorales, qui ne séduisent pas forcément les grands cabinets de conseil, qui doivent honorer les contrats de leurs autres clients. D’autant que tous les candidats ne sont pas à égalité et que seuls les partis les plus représentés au parlement peuvent se permettre le recours à des cabinets professionnels, ou acheter en quantité de l’espace de publicité numérique. Un coût qui peut grimper très rapidement à des centaines de milliers de shékels, et auquel il faut rajouter le paiement par vue sur internet, sur Facebook ou sur Youtube. Mais le jeu en vaut la chandelle, comme l’a compris le parti Likoud qui a créé pour la campagne sa propre chaine de télévision sur Facebook.
De surcroit, il faut maintenir la cohérence politique du message, ce qui ne s’accorde pas toujours avec la nécessité de parler à des publics différents et de plus en plus segmentés. Créer la demande pour un parti politique comme on le ferait pour un produit, peut conduire à des discordances. C’est pourquoi les partis n’ont pas totalement renoncé à l’affichage urbain ni aux campagnes de presse, qui permettent une identification plus visuelle et générique. Mais là encore, on constate que ce secteur attire de moins en moins d’annonceurs politiques au profit d’outils plus ciblés.
Subsiste alors le recours aux médias classiques pour lisser l’image et le discours et le centrer sur quelques slogans qui seront repris par les candidats à partir de feuilles de route formatées. Les partis de la majorité bénéficient de l’activité de leurs ministres pour apparaitre dans la partie informative des organes de presse, tandis que les partis d’opposition ou ceux qui se lancent pour la première fois dans la course, sont tributaires de la couverture politique. D’où la campagne médiatique très maitrisée de la liste centriste de Benny Gantz, qui calcule chacune de ses apparitions publiques, comme lors de sa première présentation, mise en scène pour entrer dans le format « prime time » des journaux télévisés.
Loi électorale et obsolescence programmée
En janvier dernier, plusieurs mois avant le scrutin, le président de la Commission électorale centrale convoquait les journalistes israéliens pour un aveu public d’impuissance. « Nous devons travailler avec une loi électorale vieille de soixante ans et qui n’est pas adaptée aux nouvelles technologies de communication » reconnaissait le juge à la Cour Suprême Hanan Melcer, qui appelait les rédacteurs des sites d’information sur internet à faire preuve de responsabilité citoyenne. Faute d’outils de régulation et de contrôle appropriés, il demandait donc à ces professionnels de veiller à représenter également les partis en lice, mais surtout de traquer tout ce qui pourrait s’apparenter à des manœuvres de manipulation illicites et de propagation de fausses nouvelles. « Nous sommes confrontés dans la campagne actuelle à un défi qui existait peut-être déjà auparavant, mais qui est devenu visible et dont nous avons compris l’importance, seulement après ce qui s’est produit durant les élections de 2016 aux Etats-Unis. Il s’agit de l’influence des réseaux sociaux, mais aussi de la crainte de celle d’acteurs extérieurs » expliquait le juge Melcer.
Le magistrat a également tenté de rallier l’ensemble des partis candidats à la signature d’une charte de bonne conduite numérique, qui les engagerait à s’abstenir de toute publication politique anonyme sur la toile. Seul le Likoud avait refusé, arguant que cela relevait d’une réforme de la loi électorale, et qu’en conséquence, seule la Knesset était habilitée à la modifier. Faute de parvenir à un consensus, le président de la Commission électorale a finalement obligé les partis à identifier toute leur communication électorale numérique, en signant leurs annonces payantes et en divulguant l’identité des détenteurs de pages Facebook ou de comptes de réseaux sociaux à leurs opérateurs et limitant leur usage aux seuls citoyens israéliens résidant dans le pays. Une mesure de transparence politique qui vise principalement à prévenir l’intervention d’organisations qui chercheraient à altérer ou à falsifier le débat à des fins de déstabilisation politique et d’atteinte à la démocratie.
La bonne conscience des acteurs numériques
La Commission électorale israélienne n’a pas encore de moyen de contrôle légal sur les opérateurs de la communication numérique, comme elle en a sur les médias traditionnels. Afin de ne pas risquer une défiance supplémentaire du public, déjà échaudé par plusieurs affaires d’exploitation illicite de données, en particulier lors de la campagne américaine, Google et Facebook ont tenté de se poser en nouveaux chevaliers blancs de la démocratie digitale. Google a purement et simplement interdit la communication politique ciblée sur ses plateformes pour toute la durée de la campagne. Facebook a décidé qu’à partir du 15 mars, tout contenu politique et sa provenance seraient identifiables, qu’il s’agisse de publication générale ou ciblée. Les auteurs de messages politiques devront être citoyens israéliens et communiquer leur pièce d’identité à Facebook qui conservera durant 7 ans les informations sur les annonceurs des publicités politiques autorisées et le montant payé. Il s’agit de la plus importante campagne de contrôle de débat électoral jamais initiée par Facebook dans le monde.
Même les plateformes de recommandations de contenu, comme Taboola et Outbrain se sont engagées dans cette nouvelle course au civisme en annonçant qu’elles ne relaieraient plus d’articles diffamatoires ou de dénigrement personnel de candidats, publiés pour leurs clients respectifs par les cabinets de conseil en communication.
Les ours russes vont-ils aussi voter en Israël ?
On l’aura compris, la partie qui se joue est double. Il faut d’une part canaliser les ardeurs des communicants politiques en marquant la frontière entre propagande électorale légitime et manipulation de l’électeur. Mais il faut aussi protéger la démocratie d’attaques extérieures. A première vue, on pourrait estimer qu’Israël, puissance technologique reconnue, est bien armé pour contrer cette menace. Les unités technologiques de Tsahal sont présentes depuis des années sur le champ de bataille du cyberespace, à la fois de manière offensive et défensive.
Pourtant, le risque d’ingérence d’acteurs étatiques ou de groupes activistes dans le processus électoral est pris très au sérieux par les services de sécurité israéliens. En janvier dernier, Nadav Argaman, le patron du Shin Beth mettait le public en garde contre l’intention d’une « puissance étrangère » d’intervenir dans le processus électoral, au moyen d’actions de piratage informatique et de cyberattaques. Même si la mention expresse de la Russie a été bloquée par la censure militaire, le « suspect habituel » a été identifié sans difficulté. De très lourds soupçons pèsent déjà sur Moscou pour son action sur le scrutin américain de 2016, ou dans la propagation des fake news qui ont alimenté la psychose anti-migrants en Allemagne, favorisant l’entrée de l’extrême-droite au Bundestag en 2017. En Israël aussi, une telle offensive est à craindre, qui nécessite une définition législative claire des compétences de contrôle et de protection et de leur répartition entre les institutions concernées. Il est déjà trop tard pour le scrutin du 9 avril, où il faudra compter avec les outils existants et la réactivité des unités technologiques des Services de sécurité intérieure et de la Direction Cybernétique Nationale, placée sous la tutelle du Premier ministre.
Les médias traditionnels dictent-ils encore l’ordre du jour ?
La presse écrite et audiovisuelle, à laquelle on peut ajouter les sites d’information sur internet, reste le forum le plus tangible du débat électoral. La visibilité d’un candidat passe encore par les articles dont il fera l’objet, par les sujets où il apparaitra, par les invitations qu’il recevra sur les plateaux de télévision ou dans les talk-shows radiophoniques. Les commentateurs politiques des trois principales chaines, comme ceux des quotidiens à grand tirage, donnent toujours le ton de la campagne. Ils sont depuis longtemps la référence ou le guide pour l’électeur qui n’a pas forcément l’énergie ni l’envie de disséquer en détails les programmes des candidats, ou qui aurait peur de passer à côté de l’essentiel. Ce faisant, les journalistes sont devenus eux-mêmes acteurs du débat politique, qu’ils influencent par les thèmes et les enjeux qu’ils choisissent de couvrir ou de laisser dans l’ombre.
Mais cette communication traditionnelle est de plus en plus contournée par les partis eux-mêmes, qui n’ont plus un besoin aussi vital d’être relayés par les médias pour se faire entendre de leur électorat. La concurrence des réseaux sociaux et de la communication de proximité oblige donc les acteurs médiatiques à s’adapter. Ils doivent se montrer plus intrusifs, plus agressifs et plus autoritaires s’ils ne veulent pas se faire évincer. Paradoxalement, c’est aussi la gestion de plus en plus polémique du débat par les médias qui commence à rebuter le public, qui agit comme un consommateur qui sait qu’il a à sa disposition des outils alternatifs.
Pour rester dans la course, les médias ont d’ailleurs dû à leur tour investir les nouveaux forums. Tous ou presque sont désormais présents sur des plateformes telles que Telegram, qui donnent accès en temps réel à une gigantesque masse d’informations. Les journalistes eux-mêmes mesurent leur popularité et leur influence au nombre de leurs abonnés sur les messageries et les réseaux sociaux, mais où ils se retrouvent aussi à égalité avec tous les autres acteurs et exposés à leur tour aux commentaires et aux critiques. Ainsi, Amit Segal, l’analyste politique vedette de la chaine 12 de la télévision israélienne, affiche 417 000 « followers » sur Twitter, soit plus qu’il n’a d’audimat au JT de 20h.
Sondages et influence
Les médias traditionnels ont aussi leurs contraintes économiques. Le niveau de leur audience ou de leur lectorat est déterminant pour leurs revenus publicitaires. Ils doivent donc s’assurer une fidélisation de leur public par des informations à la fois simples et spectaculaires. Les sondages d’opinion répondent à ces deux critères et sont largement employés, à raison d’un ou deux par semaine pour les principaux organes audiovisuels et de presse écrite. Les enquêtes sur les intentions de vote et la cote de popularité des candidats et des partis restent un outil très suivi par le public et assurent un afflux d’annonceurs. De plus, en s’appuyant sur ces instantanés de l’état de l’opinion, les médias peuvent offrir leur analyse et conserver une influence sur le débat. Le fait que les sondages se soient régulièrement trompés à l’approche du scrutin, comme ce fut le cas lors des échéances de 2013 et 2015, ne dissuade ni les candidats ni les organes de presse d’y avoir recours.
On constate toutefois un certain recul d’influence des médias sur le débat politique, qu’ils agissent comme acteur ou comme support. Le contenu éditorial se fait moins factuel et plus didactique. Les personnalités des candidats sont plus souvent scrutées que les professions de foi de leur parti. Les déclarations publiques et les propos « volés » de tel député ou tête de liste feront plus facilement la Une qu’un programme électoral, d’ailleurs pas toujours exprimé clairement. Les enjeux économiques, sociaux ou diplomatiques sont souvent délaissés au profit d’une attaque ad hominem. Plutôt que d’enquêter sur la ligne de la liste centriste, on choisira de souligner que Gabi Ashkenazi, le numéro trois de Bleu et Blanc, a traité en privé son dirigeant Benny Gantz « d’âne bâté ». Les poursuites judiciaires envisagées en pleine campagne contre le Premier ministre sortant et patron du Likoud Benyamin Netanyahou auraient dû générer un débat approfondi – et que l’on attend encore – sur la séparation des pouvoirs ou l’immunité temporaire d’un chef de l’exécutif.
Mais plus préoccupante encore est la désertion des principales têtes de liste du débat public. Israël n’a plus connu de débat électoral télévisé depuis 1999. La confrontation en direct et à une heure de grande écoute qui permettait aux électeurs de se faire leur propre opinion est toujours refusée par les principaux candidats, qui préfèrent laisser leurs subalternes descendre dans l’arène avec une liste de mots-clés, qu’ils devront placer dans le temps imparti. Même les grands entretiens à la presse écrite sont accordés au compte-goutte par des candidats qui choisiront dans le meilleur des cas une présentation plus magazine et plus contrôlée de promotion de leur image.
Autant de facteurs qui éloignent les journalistes de leur mission première, celle de l’information, pour lui privilégier la tribune, le réquisitoire ou l’arithmétique. Ce qui alimente la frustration du public qui a l’impression que le débat se limite à calculer la force électorale de chaque bloc et les formules de coalition possibles, au détriment d’une réflexion sur le fond.
Les élections législatives du 9 avril seront un test pour les acteurs de la démocratie israélienne. Quel que soit le verdict des urnes, les médias traditionnels devront rétablir le lien ténu de confiance qui les rattache encore à leur public. Les partis qui entreront à la 21e Knesset devront enfin voter les réformes qui réguleront la communication et le débat politiques sur l’ensemble des plateformes numériques et qui garantiront l’indépendance des institutions chargées de leur contrôle et de leur légalité. Les citoyens devront recouvrer l’assurance que leur démocratie est à l’abri de toute influence.