A propos du livre de Yosef Charbit, « Ivriout oumeever la »
« L’hébraïsme et au delà. Un portrait intellectuel d’un leader spirituel dans une ère révolutionnaire, Rabbi Yehudah Leon Askénazi ». Editions Idra.
Yossef Charvit est l’un des premiers chercheurs à mener une recherche synthétique et réflexive sur un des acteurs les plus importants de ce que Levinas a un jour défini comme « l’Ecole de pensée juive de Paris ».
C’est une étape importante pour y voir plus clair dans l’œuvre de Léon Askenazi, dont la majeure partie est orale, et pour comprendre le phénomène historique que cette école a constitué et faciliter l’accès de ceux qui découvrent cette pensée dont les œuvres sont loin d’avoir été publiées en langue hébraïque.
Je me limiterai à quelques réflexions sur le titre du livre qui constitue à lui seul une énigme et pourrait bien rassembler l’ensemble des caractéristiques et des enjeux qu’impliquent l’Ecole de Paris et notamment Manitou bien plus que Levinas ou Neher.
La grande question que pose le titre porte sur la signification du terme d’Ivriout. Que désigne-t-il?
IVRIOUT:deux significations
1)C’est manifestement un terme calqué sur le terme qui désigne la langue hébraïque – langue de l’Etat d’Israël et langue de la Bible-, la langue avec le continent civilisationnel qu’elle récèle, à la façon dont le grand linguiste juif français, Emile Benveniste, démontre que les langues indo-européennes recèlent une civilisation entière.
Si tel est le cas, pourquoi « ivriout » « hébraïté » (comme « Abraham l’Hébreu ») plutôt que « yahadut », « judaïsme » ou plutôt « judéïté » (quoique pas dans le sens de Albert Memmi pour qui ce dernier terme désigne la laïcité juive)? Le mot est-il un substitut à Yahadut, peut-être trop marqué par la religion alors que Ivriout en serait plus libre, plus large? Ivriout désigne-t-il l’actualité de Yahadout ou renseigne-t-il sur la volonté d’éviter « yahadout »?
Le judaïsme de l’Ecole de Paris met-il en œuvre quelque chose de plus que le judaisme classique? Dans ce sens, Ivriout supplanterait aramïoute, l’araméïté (de la langue araméenne, langue du Talmud), et désignerait quelque chose de plus qu’une nouvelle herméneutique de la Tora, comme on le croit en général? C’est ce qu’autorise à penser un trait culturel de l’Ecole de Paris qui enfreint une norme clasique de l’aramioute, à savoir l’interdiction de l’accès direct au texte biblique et donc à sa langue hébraïque, non médiée par la grille du commentaire rabbinique et l’araméen du Talmud.
2) Dans une autre acception, le terme d’Ivriut pourrait-il désigner au contraire l’adéquation du judaïsme (exilique) au nouvel Israel, l’israelioute, l’israélianité? Il s’agirait alors de sortir de la tsarfatiout, la francité, dans les termes de laquelle le judaisme de l’Ecole de Paris s’est pensé – et qui serait une forme d’exil – pour accéder à l’israélité dont l’ivriout , l’hébraïté, serait la marque. Cela supposerait que l’ivriout serait l’acccomplissement de la yahadout de l’exil. Cette pensée de toute façon ne concernerait que le Manitou d’après la guerre des 6 jours après qu’il ait traversé une période où, sous l’influence de Jacob Gordin, il fut l’adepte de l’exil contre le sionisme. Ivriout traduirait ainsi l’adhésion pure et simple au sionisme.
Meever lah/Par delà
Mais il est dit, au delà de Ivriout: mever la/par delà, faisant référence à un par delà l’ivriout. Quel est-il et qu’est-ce que cela veut dire? Cette expression apporte en effet en effet une nuance de distanciation à l’affirmation de la ivriout. Elle pourrait laisser entendre une réserve au sujet de l’ivriout, peut être une réalité qui ne serait pas absolument positive ou qui ne le serait que relativement.
En somme Il n’y aurait pas, dans la défense et illustration de la Ivriout, une fin en soi: elle ferait référence à a plus grand qu’elle. Ce « plus grand qu’elle » à quoi renvoie-t-il et que dépasse-t-il?
Selon le renseignement pris auprès du Dr Charbit, il entendait par là l’universel, plus grand que l’identité juive seule qu’il y aurait dans l’Ivriout. Ce fut effectivement l’ambition de l’Ecole de Paris que de croire que la pensée juive est d’envergure universelle et non paroissiale, pas un particularisme mais un universalisme nourri à la singularité judaïque: une conception de l’humain. En somme devenir Israélien pour Manitou ce ne serait pas tourner le dos au monde, se replier sur soi. L’ivriout aurait pour destination d’être un universel de la pensée.
À ce propos, je voudrais faire une remarque d’ordre érudit: le terme d’ivriout pourrait bien venir de l’œuvre d’un penseur sépharade méconnu, Elie Benamozegh, qui vivait à Livourne, d’origine marocaine et qui écrivait en français. En effet, un de ses livres, posthume, s’intitule « Israël et l’humanité », dans lequel il édifie une théorie entière de l’universalisme du peuple juif. Je pense que son influence sur l’ecole de Paris fut grande. Or c’est peut-être de cet auteur qu’est venu le terme d’Ivriout, car dans ses livres en français il emploie de mot ‘ »hébraïsme » pour désigner le judaïsme, en jouant sur le mot italien qui désigne le judaisme, ebraismo, et les Juifs ebrei. Dans ses écrits en français, il emploie ainsi cet italianisme plutôt que le terme français qui le traduit, à savoir « judaïsme ».
Le côté obscur et existentiel
Je voudrais cependant présenter une autre lecture de l’expression « ivriout meever la », de toute l’expression en même temps, une lecture bien plus dramatique et existentielle qui penserait sa dimension dialectique. Poser ivriout mais aussi son par delà recèlerait un inconscient qui situerait le vrai débat.
Le « par delà » expliciterait ce qui résonne et s’entend dans ivriout.
En effet le « par delà » implique que l’on ne s’identifie pas totalement à l’ivriout et que l’on ne s’y retrouve pas totalement, de même qu’il ne s’agit pas seulement de la contourner pour accéder à l’universel.
Pour faire face à cette difficulté, il faut élargir la perspective de l’ivriout, car si elle est proposée comme modèle c’est par contraste avec autre chose: qu’on pourrait définir comme la tsarfatiout, la francité, d’un côté, aussi bien que l’israeliout, l’israélianité, de l’autre.
Si on prône l’ivriout, c’est pour sortir de la tsarfatiout. Mais si c’est « par delà » ce que l’on prône, c’est pour se distinguer de l’israelioute, comme d’un obstacle rencontré dans l’ivrioute.
Il y aurait un clivage entre l’israélien (comme on dt l’italien, la langue italienne) et l’hébreu, c’est à dire deux états, deux économies de la langue hébraïque qui porteraient deux versions différentes de l’être juif, l’israélien rompant avec la judéité/Yahadout dans la langue elle même, comme le remarque le texte célèbre de Gershom Sholem à Rosenzweig, dans lequel il décrit le volcan qui dort dans l’israélien, selon lui la dimension religieuse, eschatologique que l’hébreu moderne a refoulée mais qui est toujours là, mais un clivage repérable aussi dans le modèle de civilisation, soit, pourrait-on dire, l’ivriout comme normalisation, c’est à dire déjudaïsation. Le meilleur exemple est de constater que pour être compris aujourd’hui, le Tanakh doive être traduit en israélien (je fais référence à la traduction du « Tanakh Ram »).
J’ai écrit un livre sur cette question dans lequel j’envisage une tout autre écononomie de ce clivage. « L’hébreu comme philosophie. Vers une nouvelle pensée juive ».
Pour comprendre pourquoi l’israélien (l’israélioute) serait un probleme pour l’ivriout, au sein même de l’ivriout, il faut s’appuyer sur la tsarfatiout, c’est à dire la lanque dans laquelle fut pensée l’ivriout, en d’autres termes la langue dans laquelle fut conçu le choix d’Israël contre le choix de la diaspora. Cet enjeu n’est en effet pensable et compréhensible que dans le recul que permet l’appui de la tsarfatiout, dans laquelle, extérieure au terrain d’action, fut forgée l’attente envers Israël, l’Israël éternel. Non seulement la langue dans laquelle fut pensée l’ivriout mais aussi le cadre culturel qui a rendu possible l’Ecole de Paris et une créativité juive qui n’auraient pas été possibles en Israël ni qui se sont effectivement déroulées en Israël du fait de l’idéologie dominante et de la fermeture de l’Université à la pensée spéculative. Je n’évoque pas ici le manque de restect ambiant pour tout ce qui vient de l’intellect juif français.
L’attente vis à vis de l’israelioute dans l’ivriout a été rendue possible par le recul permis par la tsarfatioute,la francité l’auberge mentale et sociale que fut la France pour la pensée juive, là où peut-être résidait encore la Shekhina, à l’Occident d’Israël, comme il est dit de sa position dans le Temple de jérusalem, là d’où il faut la faire revenir, n’en déplaise à Sholem, dans l’ivriout de l’israélioute.
Par tsarfatiout, j’entends bien évidemment la langue française, au génie très différent de l’hébreu qui permet de déployer tout ce que renferme la compacité du mot hébraïque, mais aussi une intériorisation de la culture qui va avec, dans ce sens où, malgré les trahisons successives de l’Etat, j’entends notamment pour les Juifs d’Algérie (ce qu’est Manitou), les Juifs ont intériorisé la tsarfatiout comme une seconde nature. La Francité est devenue pour les Juifs d’Algérie une seconde nature. La naturalisation des Juifs et leur accès à la citoyenneté avait été pour eux une libération du joug islamique. La question de la place de la tsarfatiout mérite en effet d’être posée car une telle pensée aurait dû naitre avec la renaissance de l’Etat, en Israël, et pas en Europe où une tragédie venait de se passer. La réalité a été tout autre: non seulement elle n’y est pas née mais encore elle n’a pas vraiment été reconnue dans l’israélioute.
L’expression Meever la prend alors tout son sens: pas le contraire de l’israeliout mais meever la, au delà, c’est à dire en l’assumant pour la dépasser, sans risquer d’être englouti par elle, en s’arc-boutant sur un socle parallèle,la francité, qui aide à retrouver l’ampleur oubliée et refoulée de l’hébreu dans l’israélien.