Depuis l’époque du Yichouv, le mouvement sioniste a cherché à nouer des alliances avec les minorités pour renforcer sa position face aux Arabes. De leur côté, les Druzes tenaient à préserver leur communauté. Une alliance d’intérêt qui s’est pérennisée, mais qui n’est pas sans faille.
Liens avec sionisme
C’est à la fin des années 20 du siècle dernier, que des responsables de l’Agence Juive commencent à s’intéresser à la communauté druze. Parmi eux, Itzhak Ben Zvi, qui deviendra le deuxième président de l’Etat d’Israël. A cette époque, les Druzes sont environ 13.000 à vivre en Palestine mandataire, soit à peine 1% de la population arabe. Communauté essentiellement rurale, elle n’est que peu exposée aux débats politiques et au nationalisme arabe. Ben Zvi est chargé des affaires arabes au sein de l’Agence Juive. Il voit dans la communauté druze de Palestine, un point de contact possible en vue de développer des relations avec les puissantes communautés de Syrie et du Liban. Ce premier rapprochement a rapidement porté ses fruits lors de la révolte arabe des années 1936-1939, quand les Druzes ont choisi de rester neutres et de ne pas participer aux attaques contre les Juifs.
C’est après le plan de partage de l’Onu de 1947 et le début de la guerre d’Indépendance que les relations de bon voisinage établies entre les communautés juive et druze vont se révéler cruciales. Les nationalistes arabes font évidemment pression sur les Druzes pour qu’ils prennent part aux hostilités contre le nouvel Etat juif. Certains dignitaires druzes avaient d’ailleurs des sympathies pour le mouvement arabe. Pourtant, à de très rares exceptions, les Druzes n’ont pas combattu les Juifs, car ils redoutaient d’être les cibles suivantes des Arabes, qui les avaient déjà attaqués durant les émeutes de 1936. Et beaucoup parmi eux, considéraient le conflit en termes religieux plutôt que nationalistes et y voyaient une guerre entre Juifs et Musulmans. L’alliance entre l’Etat d’Israël et la communauté druze locale s’est donc forgée sur une base d’intérêts communs, même si la confiance n’a pas été absolue au départ. Deux villages druzes ont même choisi le camp arabe, mais leur « trahison » n’a pas eu de conséquence et leurs habitants n’ont pas été expulsés.
A l’été 1948, Tsahal, la nouvelle armée israélienne forme une « unité des minorités », deux régiments composés principalement de Druzes, mais aussi de Bédouins, Chrétiens et Circassiens. Ceux qui s’y engagent le font sur une base volontaire. Ce n’est qu’en 1956, à la demande des dignitaires de la communauté, que le Premier ministre israélien David Ben-Gourion accède à leur requête et que le parlement vote la loi de service militaire obligatoire pour les Druzes israéliens.
Depuis 1957, l’Etat d’Israël reconnait les Druzes en tant que communauté religieuse, qui dispose depuis 1961 de son Conseil Religieux.
Perception identitaire forte
Le fait qu’Israël soit le seul Etat à reconnaitre les Druzes comme une communauté a largement contribué à leur définition identitaire forte. Ils sont 56% à se définir d’abord comme Druzes, et seulement moins d’un quart à placer en tête la définition « Arabes ». Mais ces deux déterminants restent supérieurs à la définition « Israéliens », que les Druzes sont seulement 11% en 2019 à mettre au premier rang – contre 18% en 2017 – (source : Israel Democracy Institute).
La Loi sur l’Etat nation
La loi fondamentale votée par la Knesset en juillet 2018 (voir dossier Menora.info « Israël et la loi de la nation ») a entrainé des tensions sans précédent entre la communauté druze et l’Etat d’Israël. Le 4 août 2018, plus de 50.000 personnes se sont rassemblées sur la place Rabin à Tel Aviv, pour protester contre le texte. Le chef de la communauté, Sheikh Mowafak Tarif a dénoncé la loi : « en dépit de notre soutien indéfectible envers l’Etat, celui-ci ne nous considère pas comme des citoyens égaux ». La loi définit Israël comme le foyer national du peuple juif et établit que » l’exercice du droit à l’autodétermination nationale dans l’Etat d’Israël est propre au peuple juif ». C’est cette clause qui a suscité la colère d’une partie de la direction druze, qui y a vu une atteinte à l’alliance historique passée entre Israël et les Druzes. En 2019, les Druzes étaient 69% à s’opposer à la définition d’Israël comme Etat nation du peuple juif (source : Israel Democracy Institute).
La loi a également déclenché les critiques de certaines figures juives du monde public et politique. Le débat a ainsi été le premier tremplin de Benny Gantz pour son entrée en politique. Le leader centriste, sollicité par des personnalités druzes, avait fait de la réforme de la loi, une de ses promesses de campagne. Ce qui a valu à la liste Bleu Blanc d’arriver en première place des partis sionistes dans l’électorat druze pour l’élection des 22e et 23e Knesset, où le parti a obtenu 41,4% des suffrages. La crise politique et les trois scrutins successifs qui paralysent Israël depuis la fin 2018 ont également gelé toute initiative parlementaire sur une nouvelle discussion du texte controversé.
Le vote druze d’intérêt sectoriel
Outre le bénéfice électoral du parti centriste, une autre tendance se dessine au sein de l’électorat druze israélien : celle de la progression des partis arabes. Lors du scrutin de septembre 2019, les Druzes ont été 15,5% à voter pour la Liste Arabe Unifiée. Leurs suffrages pour le parti arabe sont montés à 21,2% en mars 2020. Considérant que leur taux de participation est demeuré à peu près équivalent, fluctuant entre 53 et 56%, la tendance est donc réelle. Le vote druze reste toutefois dans son ensemble déterminé par des considérations sectorielles, plus qu’idéologiques. Il s’oriente généralement vers les partis susceptibles de gouverner et de ayant de préférence des candidats druzes sur leur liste. La hausse des suffrages pour la Liste Arabe peut donc s’expliquer comme un choix par défaut, considérant que le Likoud avait soutenu la Loi sur l’Etat nation et que Bleu Blanc avait pris position pour sa réforme et non pour son annulation. Les mêmes motivations s’appliquent concernant « l’amendement Kamenitz » voté en 2018 par la Knesset et qui renforce les sanctions contre la construction illégale. Une mesure qui touche autant le secteur arabe que druze. Il faudra donc plus de recul pour établir s’il s’agit d’une tendance durable ou passagère.
Spécificité des druzes du Golan
Contrairement à la population vivant à l’intérieur des frontières de 1949, les quelque 22.000 Druzes vivant sur le Plateau du Golan – conquis sur la Syrie en 1967 et annexé en 1981 – ne sont pas citoyens mais résidents israéliens, non par une décision de l’Etat, mais parce qu’ils ont dans leur immense majorité refusé de prendre la citoyenneté. Ce faisant, les chefs locaux de la communauté ont choisi de rester fidèles à l’allégeance syrienne. Ce qui s’est manifesté au fil des années par une légitimité au régime alaouite de la famille Assad et par une proximité avec leurs coreligionnaires du versant syrien du Plateau. La plupart des jeunes partaient faire leurs études supérieures à Damas et des mariages étaient même organisés entre familles des deux côtés de la frontière. Si l’emprise syrienne dans les localités druzes n’était pas visible, les notables locaux n’en restaient pas moins attachés au régime de Damas et veillaient à ce que les jeunes ne soient pas trop tentés par « l’israélisation ».
Guerre civile syrienne
La situation a commencé à évoluer avec l’éruption en 2011 du conflit civil syrien. Le pouvoir syrien a peu à peu perdu le contrôle des zones frontalières au profit des rebelles, ce qui a directement menacé les populations druzes de la région qui étaient restées fidèles au régime. Ce qui a eu pour effet de couper les Druzes du Golan israélien de leurs proches du côté syrien, quand la force d’interposition de l’ONU a abandonné la zone démilitarisée et qu’Israël a totalement bouclé et renforcé sa barrière frontalière.
Pourtant, à la fois pour des considérations humanitaires et sous la pression des Druzes israéliens, Israël a maintenu des points de passage afin d’acheminer de l’aide vers les Druzes syriens. Mais les initiatives humanitaires de l’armée israélienne ont aussi produit des effets imprévus, quand elles ont permis à des rebelles ou à des civils non combattants syriens d’être exfiltrés vers Israël pour y être soignés. On a ainsi vu quelques incidents graves impliquant des Druzes du Golan qui ont attaqué des ambulances qui transportaient des blessés, qu’ils considéraient comme des ennemis du président Assad.
Comme à d’autres périodes de leur histoire commune, les Druzes israéliens ont vécu le conflit qui impliquait leurs coreligionnaires dans des pays ennemis comme un test pour leur loyauté. Ce fut le cas notamment lors de la Première guerre du Liban de 1982. A l’époque, des soldats druzes de Tsahal avaient porté secours à des villageois druzes du Liban pris dans la guerre civile qui déchirait le pays. La communauté druze israélienne avait aussi fait pression sur le gouvernement israélien pour que Tsahal intervienne sur le terrain en faveur des Druzes libanais menacés par des factions hostiles. Toutefois, si la communauté druze israélienne était majoritairement favorable à cette forme d’aide, elle considérait qu’elle ne devait s’effectuer qu’avec l’aval des autorités militaires et civiles israéliennes.
Modernité sociale et tradition communautaire
Les Druzes israéliens sont aujourd’hui plus enclins que par le passé à exprimer publiquement leurs doléances politiques ou sociales, même s’ils restent très marqués par leur construction communautaire. La définition de leur identité israélienne est largement influencée par leur passage par le service militaire, qu’ils considèrent comme leur droit d’entrée et de cité dans la société israélienne. Leur alliance avec l’Etat d’Israël, souvent surnommée « alliance du sang », pour rappeler le rôle et le prix payé par les soldats druzes dans les guerres d’Israël, est avant tout une alliance collective. C’est encore collectivement que s’exprime politiquement la communauté druze, même pour manifester son opposition ou son désaveu de la classe politique dirigeante. La participation des dignitaires religieux lors du mouvement de protestation contre la Loi sur l’Etat nation en est une expression. Les Druzes se perçoivent d’abord comme un groupe et c’est en tant que tel qu’ils veulent influer, sans pour cela avoir besoin d’un parti politique sectoriel, d’autant que leur représentation dans l’électorat serait insuffisante pour atteindre le seuil de représentativité au Parlement.