Pourquoi ne pas faire de nécessité vertu et tirer le meilleur parti de l’isolement imposé par le confinement ? Pourquoi ne pas transformer cette mésaventure collective en un formidable parcours philosophique ? C’est à une méditation sur le sens de nos vies, plus que jamais parcellisées, que nous invite Pierre Lurçat, dans son livre Seuls dans l’Arche*. Plus qu’une longue réflexion personnelle, il s’agit d’un véritable appel à une refonte politique de nos sociétés modernes, dont le sacré et la quête de vérité ont été chassés. Israël, première nation à « sortir de l’Arche », apporte aussi son expérience multimillénaire pour aider les autres à puiser au sens de l’hébraïsme politique, à la source de la pensée politique moderne.
A titre d’exemple, la France, qui peine actuellement à s’extirper de la même crise vécue à des rythmes différents, est bouleversée par des crimes odieux que personne ne sait ni anticiper, ni condamner à leur juste mesure : refus de sanctionner le meurtrier de Sarah Halimi, policière Stéphanie Montfermé égorgée au pied de son commissariat, après le même sort réservé à l’enseignant Samuel Paty… A tel point, que seule « la Grande Muette » sort de sa réserve (Tribune des Généraux) pour se proposer comme « force structurante » et faire connaître son dissentiment à des gouvernants désemparés, acteurs de l’impuissance publique. Le pays de Voltaire gagnerait à s‘inspirer des réussites enregistrées au pays du « Lait et du Miel » et à retrouver un patriotisme proactif, plutôt que subir les coups de boutoir du terrorisme ou/et du virus, d’une forme sournoise de balkanisation des « quartiers ». Il devrait reconstruire une pensée politique à la hauteur des événements auxquels toutes les sociétés modernes sont confrontées, avant qu’il ne soit trop tard.
La Covid-19 comme occasion d’un retour à/ sur soi
Pour Pierre Itshak Lurçat, la confrontation mondiale à la pandémie de Covid-19 se conçoit comme une expérience unique de retour sur soi, équivalente à celle vécue par Noah dans l’Arche, qui permet d’interroger le rapport de l’homme au monde : contrairement aux guerres mondiales, il n’existe plus un seul espace retranché qui soit un refuge sûr contre ce satané virus. Devant l’universalité du Déluge qui nous submerge, il n’existe aucun îlot de tranquillité.
Face à cette crise, au sens plein du terme, toutes nos relations sont mises à l’épreuve et à distance, du jour au lendemain : au sein de notre propre espace d’habitat, de la famille, dans le cadre du périmètre imparti selon les phases de confinement, à l’échelle de la ville, de la nation et, enfin d’un monde, où nous sommes tous assignés à « la même » enseigne, mais parfois avec des niveaux d’infection de gravité variable.
Une crise de foi dans le « progrès » et le nécessaire anthropocentrisme de Jérusalem contre Athènes.
L’auteur convoque des penseurs et des écrivains comme Husserl et Proust, qui ont vu dans l’Arche le moment de la refondation de l‘humanité après le Déluge, une occasion authentique de renaître. Il en appelle aussi au physicien François Lurçat (son père), pour qui le cosmocentrisme de la science et de la philosophie est intrinsèquement « suicidaire »(ou menacé d’entropie, dirait-on), s’il ne remet pas, à un moment donné, la question de l’homme et du sens, « à l’image de Dieu » au centre de sa conception de l’univers. Ce sont les questions que pose la philosophie issue de Jérusalem, à la grande différence de celles qu’explorent Athènes et l’esprit scientifique grec.
Ainsi en va-t-il actuellement d’une vision écologiste, qui nous dépeint un homme en opposition constante avec la nature, devenu un pur danger qu’il faudrait neutraliser pour « sauver la Terre » (sans lui). Cette façon de percevoir l’homme et le monde est aux antipodes de la notion hébraïque de Tikoun Olam, de reconstruction, de réparation du rapport au monde par l’action de l’homme.
A la sortie de « l’Arche » (des restrictions liées à la pandémie), nous espérons un retour à une « parole véritable ». Or, la vision purement mathématique de l’univers, selon Hannah Arendt, nous prive d’un monde commun. A l’heure des écrans, des réseaux sociaux omniprésents et de la communication débridée, le sens commun se morcelle. Le média, la machine ont reprogrammé notre espace vital et nos esprits accoutumés. Les mots ne sont plus ancrés dans le réel. Dans la pensée juive, c’est le Verbe qui crée le monde et l’ordonne.
L’abolition des limites dans la pensée occidentale moderne
Le virus insaisissable ne connaît aucune frontière, aucune limite. De même, la pensée occidentale a-t-elle aboli toutes les frontières, au point de nier l’homme dans son essence : il devient transgenre, anti-spéciste, favorable à l’euthanasie. Selon Peter Singer, il faudrait abandonner l’idée de « sainteté de la vie » pour l’échanger contre la « qualité de vie ». L’euthanasie passive se généralise, puisque « les Vieux, méprisés, ne servent plus à rien » (Evelyne Tschirhart). C’est à Israël, en tant que gardien des valeurs spirituelles de l’humanité, qu‘il revient de renouveler la pensée du Tselem : l’homme créé à l’image de Dieu.
Dans le confinement, chaque geste constituant notre liberté, d’ordinaire, est remis en question, soumis à autorisation. Or, jamais dans l’histoire, il n’a autant, été question de « liberté » individuelle qu’au temps des droits de l’homme. La moindre contrainte s’apparente à l’idée que nous nous ferions d’un monde totalitaire. Si l’Etat veille de trop près sur la préservation de nos vies, ce serait qu’il tend à devenir « Orwellien ». Les post-modernistes comme Yuval Noah Harari s’en donnent à cœur-joie : défendre nos libertés privées contre tout empiètement vaut bien mieux que de se protéger contre le terrorisme et le virus. Mais – paradoxe à peine soutenable – ces mêmes libertariens à tout crin, pensent, in fine, que cette sacrosainte « liberté », n’existe pas, tellement nous sommes prédéterminés par les structures socioéconomiques (Marx), nos pulsions (Freud) et/ou notre propre constitution neuronale. Ne nous reste alors plus que la doxa du « droit au bonheur », comme dans le Meilleur des Mondes d’Huxley.
Retour à une charité bien ordonnée et à l’amour du prochain comme soi-même : le processus sioniste
Au tamis de cette pensée occidentale, toutes les idées qui valent la peine d’être vécues, comme la fraternité, deviennent « folles », se pervertissent : ainsi l’étrange xénophilie ressentie par un panel d’avocats, qui revendiquent comme « frère » en humanité le terroriste soudanais de Romans-sur-Isère. S’il a droit d’être défendu, au nom de quel masochisme ferions-nous nôtres les principes qui le motivent ? Mais surtout, pourquoi cette empathie s’exprime-t-elle plus envers lui qu’à l’intention de ses victimes ?
Contre cette morale dévoyée, la pensée juive est une éthique bâtie sur un fond politique : elle enseigne que mon prochain compte, c’est-à-dire, mon proche, ma famille et ma nation (E. Lévinas), processus qui débouche sur le Sionisme. La menace de la Covid redonne toute sa priorité aux solidarités primaires et à une reconstruction « de proche en proche ». L’hébraïsme fait place à tous les degrés intermédiaires de la « charité bien ordonnée », à la grande différence d’une chrétienté échevelée qui en appelle à un amour abstrait de l’autre, plus que de soi et de ses proches…
La trahison de la pensée de W. Benjamin dans « l’Etat d’exception » généralisé
Walter Benjamin est le penseur de « l’Etat d’Exception ». Mais sa vision construite alors que le monde est menacé par le nazisme, est déformée par de soi-disant épigones qui le trahissent sans vergogne, comme l’italien Giorgio Agamben. Celui-ci fonde une théorie radicale qui fait de tout état démocrate l’héritier du Troisième Reich et du Goulag réunis. Il fait alors d’un fragment tiré de son contexte un slogan, qui lui permet de rejeter tout ordre social en temps de terrorisme ou de Covid, comme la pire des atteintes à la « liberté individuelle ». Guantanamo devient Auschwitz, les Talibans d’innocentes victimes en pyjama rayé, et Agamben… le pire des banalisateurs de la Shoah. C’est la disqualification par le pire, stigmatisée par Foucault, en privant tout élément d’analyse de sa spécificité.
Or, on le sait, l’Etat, sa légitimité, et son expression, l’Autorité, n’ont de cesse de dépérir, sous les coups de boutoirs des entités transnationales, et des groupes qui le harcèlent de l’intérieur. Dans l’antisionisme contemporain, c’est bien cette mise à bas symbolique de l’Etat d’Israël à laquelle on assiste. A contrario de cette tendance, il nous faut réhabiliter le politique dans sa forme la plus aboutie : l’Etat de droit.
Le règne des opinions divergentes et l’abolition de toute vérité commune
Pierre Lurçat n’esquive pas les débats de société, comme ceux liés à l’émergence de la figure du Professeur Raoult et sa fameuse potion de l’hydroxychloroquine, qu’en d’autres circonstances plus riantes, on aurait cru tout droit sorti d’un album d’Astérix. Mais c’est pour mieux tirer les leçons de cette « science » où les opinions l’emportent sur la connaissance. La science a « pris un virage vers l’obscurantisme », nous dit Richard Horton, patron du Lancet, journal qui n‘est pas indemne de la même critique, pourtant énoncée plusieurs années auparavant (2015).
Cherche-t-on la Vérité, ou simplement à obtenir « des résultats » aux yeux de l’institution ? La science est la nouvelle source d’autorité et de crédulité. Les sous-disciplines ne rendent plus compte que du champ le plus restreint. Par elles, le monde a perdu son unité originelle. Newton était un lecteur fervent de la Bible. Husserl et Léo Strauss ont pointé du doigt l’émergence d’une tyrannie fondée sur cette pseudo-science. La science doit s’émanciper de l’idéologie et en revenir à son humanisme premier, tout en comprenant qu’elle ne peut dire ce qu’est « l’être- Vrai » ou le sens de la vie.
Les réseaux sociaux ou le progrès toujours plus aliénateur
La petite lucarne des réseaux sociaux supplée la perte des liens sociaux durant le Covid, … et l’amplifie. A nos yeux contemporains, le progrès technologique serait devenu vital, au point d’alimenter les circuits du consumérisme pur, pour de simples améliorations marginales. Ainsi devenons-nous esclaves ou addicts, vivant dans l’angoisse d’être privés de nos téléphones portables. Cette dépendance n’est pas le fait de cas « pathologiques » isolés, mais bien la norme éprouvée par la masse. Pourtant, plus que jamais, nous continuons à croire au Progrès libérateur. Or les réseaux sociaux, comme la télévision, nous amènent à avoir entendu parler d’une quantité de choses, sans avoir à les connaître… Nous ne sommes plus capables de rendre compte de toutes les images qui nous sont retransmises. Nos vies elles-mêmes ne vaudraient d’être vécues que transformées par leur mise en scène dans une nouvelle réalité virtuelle, qui se substitue à la vie réelle.
Les nouveaux médias sociaux sont devenus bien plus envahissants que leurs prédécesseurs, la télévision et la radio. Huxley s’est montré plus visionnaire qu’Orwell, en faisant de l’esclavage un conditionnement librement assumé de la revendication du droit au bonheur. La vérité est, dorénavant noyée dans un « Océan d’insignifiance » (Neil Postman). Ainsi, la Covid-19 est-elle vécue comme une limitation insupportable à notre liberté de nous distraire, bien « pire » que l’atteinte par un virus potentiellement mortel. Nous nous laissons mener, sans réagir, à une infantilisation généralisée de la planète, éternels adolescents juchés sur des trottinettes électriques d’enfant.
Par la publicité tous azimuts des GAFA, la propagande et l’instrumentalisation sont ubiquitaires. Les algorithmes confortent leurs utilisateurs dans leurs certitudes en les renvoyant indéfiniment vers les sites « de leur choix », sans aucune ouverture à l’éventuelle contradiction. Ce n’est pas tant le règne de la pensée unique que celui du cloisonnement. Le suprémacisme de l’opinion abolit tout savoir objectif constitué. Selon certains « conspirationnistes », le Coronavirus n’aurait ainsi jamais existé et ne serait qu’un outil d’asservissement et de contrôle de nos vies par des états tentaculaires, téléguidés par Big Pharma, qui nous inoculerait des puces électroniques GPS dans le bras au cours d’une monstrueuse « vaccination », pour mieux nous suivre à la trace.
La perte du sacré comme force structurant l’espace sociopolitique
Sous la pression de la Science, nos états modernes ont relégué la tradition vers l’espace privé, avec le « désenchantement du monde » (Max Weber). La religion n’est plus une force structurante définissant l’économie des liens sociaux en sociétés. L’aspiration à la liberté a été séparée de la quête de vérité.
En l’absence du sacré dans nos vies, celui-ci ressurgit sous ses formes les plus monstrueuses et liberticides : l’Islam politique. Or la République laïque n’a pas d’arguments équivalents, de force structurante pour y faire face. L’hébraïsme politique offre cette source de la pensée politique moderne, censée garantir la liberté individuelle sans renoncer à la quête de vérité. Israël doit s’illustrer comme pionnier en matière d’innovation politique.
La grande campagne de vaccination inaugurée par Netanyahu a apporté un reflet de cette capacité à susciter l’admiration, au-delà des critiques habituelles liées à l’entretien du conflit par les sources de propagande hostile. Le monde attend une nouvelle définition de l’homme et de sa condition, bien au-delà des théories fumeuses de « l’homme neuronal » de Yuval Noah Harari. Dans la tourmente liée à la Covid, chaque nation a réagi avec son identité propre, comme protégée par un ange tutélaire qui lui correspond et à elle-seule.
Ainsi est-ce vers la Terre d’Israël que la colombe annonçant la fin de la Pandémie a volé à tire-d’aile. L’humanité en sortira-t-elle « plus juste et plus confiante », selon les vœux de l’auteur ?
Marc Brzustowski, 3 mai 2021
* Editions de l’éléphant, Jérusalem 2021. En vente dans les librairies françaises d’Israël et sur Amazon.