Sharon Shalom est né en Ethiopie. Il est rabbin d’une communauté ashkénaze en Israël et dirige la chaire internationale de recherche sur le judaïsme éthiopien au Collège académique Ono. Pour lui, la réponse à la discrimination doit être l’excellence et la fierté identitaire.
Propos recueillis par Pascale Zonszain
Menora.info : Quelle est la place du judaïsme éthiopien par rapport aux autres courants du judaïsme en Israël ?
Rav Sharon Shalom : Je suis le rabbin d’une communauté ashkénaze à Kyriat Gat, qui a été fondée par des survivants de la Shoah. Quand je suis arrivé dans cette synagogue, un fidèle m’a dit : « Tu es mon rabbin. Mais d’un point de vue historique, tu n’es pas juif. Il est impossible que les Ethiopiens soient juifs. Je t’accepte comme juif car le Rav Ovadia Yosef a dit que vous étiez des Juifs. Mais c’est halachique. Car historiquement, tu ne peux pas être un descendant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Ce qui signifie que du point de vue des mentalités, il est extrêmement difficile d’intégrer que les Juifs d’Ethiopie sont des Juifs authentiques.
Vous pensez que les blocages sont vraiment aussi forts ?
Un jour où je donnais une conférence, j’ai été abordé par une femme qui m’a dit : « tu ne peux pas être juif, puisque tu es noir ». Je lui ai répondu : « d’abord, je ne suis pas noir. Je suis marron ». Les Ethiopiens sont une communauté juive qui était présente au moment du don de la Torah au Mt Sinaï. Pour le faire comprendre à cette femme, je lui ai donné la seule réponse qu’elle ait été en mesure d’assimiler, étant donné le niveau de sa remarque. Je lui ai dit que les Ethiopiens étaient même arrivés les premiers au Mt Sinaï, car ils avaient couru plus vite que tout le monde. Et si leur peau est brune, c’est parce qu’elle y a été brûlée par le feu et la fumée. « Mais toi, tu es une ashkénaze. Tu étais à la queue. Tu t’es fait dépasser par les Yéménites, les Marocains, et les Ashkénazes étaient les derniers ».
Les remarques auxquelles vous êtes exposé sont toujours de ce style ?
Je ne suis pas le seul à qui cela arrive. Un de mes amis, professeur aux Etats-Unis, mi éthiopien, mi yéménite a dû lui aussi expliquer son identité à des Juifs ashkénazes. Il leur a demandé de recenser combien de fois le mot « Ethiopie » figurait dans la Bible, c’est-à-dire le mot « Couch » dans sa traduction grecque. Il y figure au moins cinquante fois. Puis de rechercher combien de fois y figure le mot « Pologne »…
On cherche encore…
Cela vous donne une idée de la difficulté. Mais il faut comprendre une fois pour toutes que les Ethiopiens sont juifs, tant du point de vue historique, que du point de vue halachique. Ils avaient la même Torah, toute la Torah.
Alors pourquoi ce constat n’est toujours pas admis ?
D’abord parce que la communauté s’est développée parallèlement au monde rabbinique. La Michna orale a été écrite par le Rav Yehuda Hanassi. Puis la Guemara, le Choulkhan Aroukh, etc. Rien de cela n’est arrivé jusqu’en Ethiopie. Les Juifs d’Ethiopie n’avaient que la Bible, c’est-à-dire la Bible et les Apocryphes. Le Livre d’Enoch était en Ethiopie, comme le Livre des Jubilés. Beaucoup d’écrits juifs qu’il était difficile de trouver en traduction grecque, étaient en Ethiopie dans la langue guèze. C’est pourquoi la mentalité, le mode de pensée des Juifs d’Ethiopie, leur philosophie, est fondée sur la pensée biblique. Alors que dans le monde rabbinique, jusqu’à aujourd’hui, la mentalité et le mode de pensée sont fondés sur le Talmud. Et ce à quoi nous assistons, c’est une rencontre entre ces deux catégories, deux modèles de judaïsme, le biblique et le talmudique. Et ces deux modèles sont évidemment très différents.
Par exemple ?
En Ethiopie nous faisons cuire la volaille et le lait ensemble. Car l’interdit ne figure pas dans la Bible. On peut encore citer la circoncision. J’ai été circoncis par ma grand-mère ! En Ethiopie, les mohels ne sont pas des hommes, mais des femmes. Car dans la Bible, qui fait la Brith Mila ? Ce sont les femmes ! En revanche, en Ethiopie, les Juifs ne célébraient ni Hanouka, ni Pourim. Ces fêtes étaient inconnues, car elles ne figuraient pas dans la Torah. Tout ce qui était écrit dans la Torah, les Juifs d’Ethiopie le respectaient. Rosh Hashana, le nouvel an, dans la Bible est marqué par un seul jour et non deux, donc c’est ainsi que le célèbrent les Juifs d’Ethiopie. On peut aussi parler de la Tsedaka, le don caritatif en argent que les Juifs d’Ethiopie apportent à la synagogue… le jour du Shabbat. Alors que partout ailleurs dans le monde juif, l’argent est interdit le Shabbat. Mais chez les Juifs d’Ethiopie, il est interdit d’arriver les mains vides à la synagogue le Shabbat. On apporte de l’argent pour le service divin, pas pour le commerce. Et cela se fait discrètement, en silence.
Cela doit choquer les Juifs d’autres courants ?
C’est pourquoi je préfère que l’autre m’explique pourquoi il est interdit d’apporter de l’argent à la synagogue le Shabbat, plutôt que d’avoir à lui expliquer pourquoi c’est permis. Parfois nous pensons qu’une pratique est la norme et donc qu’il n’y a pas d’autre règle qui vaille. Ce n’est pas nécessairement vrai. C’est seulement une affaire de cultures différentes.
Mais le judaïsme peut absorber des cultures différentes.
Si l’on regarde ce qui se passe avec la Mimouna, qui marque la fin de la fête de Pessah dans le rite marocain, ici, petit à petit, la Mimouna est devenue la fête de la moufletta. Et c’est justement ce qui ne doit pas arriver avec la fête du Sigd. Elle ne doit pas devenir un festin avec de la musique. Je ne vois pas pourquoi un rite ashkénaze aurait une légitimité théologique et qu’un rite provenant du Maroc, d’Ethiopie ou du Yémen, serait relégué au rang de folklore. Nous avons rapporté d’Ethiopie de nombreux rites très anciens. Il est inacceptable qu’un Juif polonais puisse conserver tous les rites qu’il a apportés de Pologne et que nous n’ayons pas le droit de faire de même. Et qu’il me demande d’y renoncer. Il est dommage ainsi que de nombreux Juifs du Maroc aient peu à peu renoncé à certaines de leurs traditions. De même quand les Juifs du Yémen ont fabriqué leurs pitas de Pessah, les Juifs orthodoxes sont descendus dans la rue pour exiger qu’ils arrêtent et mangent des matsot comme tout le monde. Et ils ont obtenu gain de cause.
Où en est la communauté éthiopienne ? Parvient-elle à préserver ses traditions ou bien est-elle influencée par les courants orthodoxes ?
De même que les rabbins marocains ont adopté la conception colonialiste, c’est ce qui est arrivé aussi aux rabbins éthiopiens. Si l’on fait la distinction entre l’aspect ethnique et l’aspect cognitif, on voit beaucoup de rabbins qui ethniquement sont éthiopiens, mais qui se comportent en harédim. Et ce sont la majorité de ces rabbins qui poussent aujourd’hui les Ethiopiens à abandonner leurs rites. Et je pense que c’est une très grave erreur.
En tant que rabbin, comment réagissez-vous à la discrimination et au racisme envers la communauté éthiopienne ?
Je n’aime pas ceux qui ne parlent que de racisme. Celui qui ne se sent pas bien en Israël et pense qu’il y a du racisme, est libre de retourner là d’où il vient. Ici, en Israël, chacun doit sentir que c’est son pays. Regardez l’alyah de Russie. Les olim de Russie sont stigmatisés. On peut parler de racisme contre les Russes. Mais lorsque je vois des immigrants de Russie, une femme qui avait été un médecin réputé, ou un homme qui avait été un grand ingénieur, et qui du jour au lendemain se retrouvent avec un balai entre les mains à devoir faire des ménages, ou simple employé dans un dispensaire, ils le font. Parce qu’ils se perçoivent comme une élite. Parce que l’élite, ce n’est pas seulement une question de statut social, c’est aussi une question de conscience de soi. Si je me considère comme le meilleur, peu importe où je travaille, puisque je suis le meilleur. Tout part de là. Quand on me demande comment moi, Ethiopien j’ai été accepté par une communauté ashkénaze, ce n’est pas la vraie question. La vraie question, c’est comment je m’accepte moi-même. Donc, plutôt que de parler sans cesse de racisme, la communauté éthiopienne doit adopter pour elle-même une conception élitiste. Se convaincre qu’elle est la meilleure. Car au bout du compte, c’est comme cela que les choses se passent en Israël. On doit faire face à des préjugés, à du paternalisme, à de la condescendance. Comme m’a dit un jour un jeune Ethiopien : « je dois sans arrêt prouver que je suis intelligent. Tandis qu’un Ashkénaze doit prouver qu’il est idiot ». Même quand nous faisons des études, quand nous obtenons des diplômes, nous devons encore prouver que nous sommes intelligents. Que ce soit du racisme ou non, je l’ignore. Je préfère dire que ce sont des stéréotypes et des idées préconçues que de les définir comme du racisme. Car si je dis que c’est du racisme, cela me retire toute nécessité de prendre mes responsabilités.
C’est-à-dire que vous devenez une victime qui ne maitrise plus rien.
Exactement ! Si je crie sans arrêt au racisme, je deviens la victime. Si en revanche, je dis qu’il s’agit de stéréotypes et d’idées fausses, cela m’impose la responsabilité de changer cette vision déformée de la réalité. C’est ce que je fais en tant que rabbin et en tant qu’enseignant. Je peux passer mon temps à pleurer et à demander pourquoi les autres ne m’acceptent pas. Mais je peux aussi écrire un livre. C’est ce que j’ai fait pour parler de notre halacha et dire que nous allons la perpétuer [From Sinai to Ethiopia, 2016, NDLR]. C’est ce que j’ai fait dans l’enseignement supérieur, au Collège académique Ono, où nous avons créé la première chaire internationale d’étude du judaïsme éthiopien. Car c’est la vraie réponse. Ainsi que m’a dit mon rabbin : ne cherche pas à avoir raison. Sois intelligent. Et face aux cas avérés de racisme, car il y en a, il faut se rappeler que nous vivons dans un Etat démocratique avec de lois et des tribunaux. Car s’il y a des individus racistes, l’Etat d’Israël n’est pas un Etat raciste.