Dans le débat public, le qualificatif « juif » fait l’objet d’une grande confusion découlant du défaut de connaissance historique et du parasitage idéologique qui caractérise aujourd’hui la question de l’identité, à savoir que par essence certaines identités seraient « fascistes » ou « racistes »: des qualificatifs employés à tort et à travers qui, de ce fait, n’ont de sens que pour récuser un interlocuteur avant même de l’entendre. Cette confusion concerne bien évidemment en premier les Israéliens mais aussi les Juifs.
Il suffit à certains d’entendre l’expression d' »Etat juif » pour décréter qu’il « raciste », comme si les Juifs étaient objectivement une race ou intrinsèquement « racistes ». Que le nazisme et l’antisémitisme soient définis, ou qu’on les ait définis, comme « racisme » est un autre problème, lié à la modernité. L’antisémitisme, stricto sensu, apparait en effet dans la foulée de l’émancipation vers 1840 et le mouvement des nationalités. Sa connotation est laïque (d’où le concept biologique de « race ») là où auparavant la haine des Juifs était de type religieux : on parlait alors d' »antijudaïsme ». Pourquoi l’Europe moderne a -t-elle produit le « racisme » antijuif alors que les Juifs devenaient comme les autres et jouaient le jeu de l’assimilation et de la citoyenneté? C’était en fait la même hostilité envers les Juifs que sous l’Ancien régime sauf qu’elle n’avait plus de motif religieux: on supputa alors que les Juifs appartenaient à une race irréductible (un motif biologique) inassimilable. Les nouveaux antisémites se prirent à à haïr non plus l’Israël théologiquement déchu mais un Israël supposé racial, biologique, corrupteur d’une race aryenne supposée.
Cet enjeu s’est vu réactualisé dernièrement avec l’actrice américaine Whoopy Goldberg, qui bien qu’elle ait adopté professionnellement un nom juif (pour réussir à Hollywood, dixit!) ne l’est pas du tout. A l’origine de la controverse, sa déclaration selon laquelle la Shoah n’était pas une affaire de race et n’avait rien à voir avec le racisme puisque les Juifs ne sont pas une race. La Shoah, selon ses mots, c’est une histoire dans laquelle un groupe de Blancs, les nazis, s’en prend inhumainement à un autre groupe de Blancs, les Juifs. Même si depuis l’ancienne actrice a fait amende honorable, la confusion s’est encore plus épaissie sur les fondements de la question. Il faut pour comprendre replacer la chose dans le débat idéologique actuel (Woke, décolonialisme, postmodernisme, etc), qui, avec la doctrine de l’intersectionnalité, établit une équivalence générale de toutes les conditions victimaires, définies comme victimes essentialisées de l’Occident.
La même confusion a joué aussi récemment à propos du rapport de Human Rights Watch accusant l’Etat d’Israël d’apartheid et donc de « racisme ». Or, les Palestiniens ne sont pas une race, comme les Noirs de l’Afrique du sud de l’aparheid. De même leur supposée persécution par Israël, y compris quand ils sont des citoyens israéliens, ne peut être du racisme: ni les Palestiniens, ni les Israéliens, les Juifs, ne sont une race, dans le sens où l’idéologie Woke l’entend (c’est à dire distincte des « Blancs »).
Si on élargit le débat, remarquons que l’étiquetage racialiste à laquelle se livre l’idéologie Woke qualifie toute identité supposée « blanche » de raciste. Le « Blanc » serait par essence raciste. Raciste serait l’identité « française » mais pas l’identité « algérienne » alors que celle ci n’accorde la nationalité qu’à des individus dont les parents au moins sont musulmans!
Il ne faut donc pas prendre au sérieux, intellectuellement, les arguments des Woke mais avec le plus grand sérieux, idéologiquement et politiquement. Au nom de leur identité racialiste, indigéniste, biologiste, ethnique, ils délégitiment les identités occidentales uniquement, en vertu d’une supposée colonialité inhérente aux « Blancs ». Le Woke est ainsi une doctrine pas seulement racialiste mais raciste et manipulatoire. Elle adopte la posture du « maître » tout en se présentant comme la victime par nature. Il n’y a aucun doute à avoir et il ne faut pas tomber dans ce piège rhétorique, ce jeu de signes. L’accusation ne mérite pas de réponse sinon sa pulvérisation logique.
Le vocabulaire juif
Je voudrais apporter quelques éléments de clarification pour ce qui concerne la mention « Juif », objet aujourd’hui de toutes sortes de manipulations identitaires, à commencer, hier, avec les religions nées du monothéisme qui ont forgé le concept de « nouvel Israël « pour les chrétiens, ou réécrit le texte biblique, en prenant la suite d’Israël…
Il faut partir de l’idée simple que la condition juive a été fondamentalement celle d’un peuple, et même d’un des premiers peuples de l’histoire dans une Antiquité où le phénomène était rare et laissait la place aux empires. Selon le politologue Karl Deutsch la Grèce et Israël furent les premiers peuples de histoire, au point que tout au long de celle-ci les collectivités humaines soient revenues vers ces modèles pour se constituer imaginairement et se penser en autant de « Nouvel Israël »…
Un peuple, c’est avant tout une société rassemblant des populations de façon organisée en général un ordre juridique. Le fondement de cet ordre a universellement été trouvé dans la religion ou la mythologie, c’est ce qui lui a donné sa consistance. Rien n’est donc plus réel sur le plan social que cette fondation. Un peuple s’inscrit ainsi dans une civilisation, une culture, des mœurs, qui englobe les individus et qu’ils ne choisissent pas.
Un peuple implique une socialité, une pluralité inhérente, voire des conflits et donc un système politique et une échelle d’autorités et de valeurs.
Donc « les Juifs » sont
un peuple
une conscience collective
une civilisation
un récit fondateur
une société avec ses luttes intestines, ses classes.
un ordre politique et juridique.
La réduction de la condition juive à une réalité « ethnique », « biologique », archaïque, est une figure anti judaïque et antisémite qui réduit la judéité à un état primaire, non discursif, non rationnel. Cette réduction a pris diverses formes à travers l’histoire (l’Israël selon la chair, selon l’Eglise, le « complot juif, le communautariste…) dans l’optique d’une hiérarchisation.
Or, la scène fondatrice que rapporte le récit biblique de la sortie d’Egypte est claire: le peuple d’Israël se fonde à travers une alliance et en fonction d’une loi et de l’assentiment collectif (« nous ferons et nous entendrons »). Il n’est pas qu’ouvert aux Juifs mais aussi à des non juifs, ethniquement parlant, que désigne le concept de « grande multitude, » les esclaves qui se sont engouffrés dans la sortie des Hébreux pour fuir leur condition de servilité et qui deviennent partie prenante de l’alliance.
Toute l’antiquité a illustré la condition de peuple des Juifs.
Le modèle diasporique
Le peuple juif, qui a commencé par se nommer « peuple hébreu » ou peuple d' »Israël » (du surnom de Jacob au sortir de la lutte avec l’ange) a connu des tragédies : deux déportations à Babel (Irak), trois destructions de son Etat et de sa civilisation (symbolisée par le Temple comme les Grecs avaient le Parthénon).
Pourquoi s’est-il appelé « juif » qui est une transcription de Yehudi, un mot formé sur le prénom Yehuda/ Juda ? Tout simplement parce que la continuité juive, après la destruction du royaume juif qui s’intitulait « royaume d’Israël » se recommandait de la descendance du « royaume de Juda » qui avait perduré. Le royaume unifié de Salomon s’était en effet divisé en deux royaumes: royaume d’Israël installé en Samarie et royaume de Juda, la « Judée », dans les montagnes de Judée au sud autour de Jérusalem. Le royaume d’Israël fut détruit, sa population déportée et dispersée en Asie centrale au point qu’on en perdit la trace. Il ne resta que les Judéens, qui plus tard seront aussi déportés mais sans être dispersés. Ce sont eux, quand ils passèrent sous la domination de l’empire perse, qui reçurent de Cyrus le droit de retourner en Judée et de reconstruire le Temple; mais tous ne revinrent pas et une partie resta en Perse et en Babylonie. Ce fut l’origine de la galout, l’exil. Bien plus tard, un royaume indépendant se construisit autour du Temple: le royaume hasmonéen.
Dès lors c’est l’histoire juive (des originaires de Judée) qui commença. Avec la destruction du royaume de la dynastie hasmonéenne par l’empire romain commence la période du Grand exil. La perte de l’Etat et du cadre religieux impulsèrent des conséquences structurelles. La dimension de peuple, du fait de la perte de la capacité de se gouverner, se replia dans la religion, le peuple se recroquevilla dans la communauté des croyants, « la religion ». Celle-ci cependant conservait des attributs politiques du fait de l’exclusion des Juifs dans les empires chrétien et islamique. Le ghetto, l’enclave dhimmie qui excluaient les Juifs de la juridiction normale laissait la possibilité aux Juifs de s’auto-administrer dans les quatre murs du ghetto, en vertu de la halakha, leur propre droit. Ainsi fut institutionnellement conservée la condition de peuple: en suspens.
La mutation moderne
Avec l’émancipation des Juifs par la Révolution française, cette autonomie dans l’exclusion et le bannissement cessa. Les Juifs durent nommément renoncer à leur condition de peuple pour bénéficier comme individus de la citoyenneté et donc adhérer à la nationalité d’accueil. Ils furent assignés par Napoléon à la condition de « confession » et à une institution consistoriale centralisatrice obligatoire qui les reconduisait subrepticement à la condition communautaire interdite. C’est là où surgira l' »antisémitisme » – qui n’était plus l’antijudaïsme – accusant les Juifs d’être un peuple caché dans la condition citoyenne, à des fins de domination (il y a toute une gamme d’accusations des Juifs comme groupe secret).
Objectivement donc si les Juifs avaient dû renoncer à la condition collective, on (ceux qui les avaient individualisés) ne les en soupçonnait pas moins d’être un peuple. Menaçant. La Shoah montra par la suite que les Juifs comme peuple était manifestement restés en déshérence dans l’histoire moderne et démocratique. La condition juive dans la diaspora moderne s’avéra défaillante pour la survie des Juifs.
Précisons que la « diaspora » n’est pas un simple synonyme de « Galout », l’exil. Ce dernier implique qu’on reste un étranger partout où l’on se trouve, en fonction d’un « retour » supposé, attendu, alors que la » diaspora » est une version nouvelle et différente de la Galout, inventée par les Juifs émancipés, une version statique de l’exil: on est dispersé mais plus en « exil », sans attente de « retour » car, avec l’émancipation, les Juifs sont censés avoir abouti aux temps messianiques…
La mutation sioniste
C’est alors, face à l’échec de l’émancipation que montre l’antisémitisme moderne, que se fit jour l’auto-émancipation, soit le sionisme politique, qui réinvestit la dimension de peuple sous la forme de la « nation israélienne », une modalité de condition collective alignée sur un Etat-nation (nommé Israël). Le peuple juif qui était resté en déshérence dans l’histoire moderne se reconstituait, d’une certaine façon, sous la forme nationale – c’est cela qui est nouveau- occasionnant une nouvelle problématique avec pour enjeu la convergence du peuple juif et de la nation israélienne[1]…
* A partir d’une chronique sur RadioJ le jeudi 10 février 2022
[1] Cf. Shmuel Trigano, « Le Nouvel Etat juif » (Berg International), « Poliitique du peuple juif« (François Bourin)